2/ Des roses

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Je n'ai plus froid. La brise joue avec mes cheveux, les emmêlent, et plaque le coton de mon tee-shirt contre mon buste. Des arbres se dressent autour de moi, ils sont si grands...Je me retourne, examine le jardin, les fleurs sauvages, le lierre sur le toit. La maison de mon enfance. Elle semble neuve; les vitres sont propres, la terrasse balayée, les plantes grimpantes sont entretenues. Des voix parviennent à mes oreilles, je distingue les sons mais pas les mots, il faut que je me rapproche. Je n'ai plus aucun mal à avancer: mes jambes me portent sans tressaillir et la brûlure dans ma poitrine à disparu. Je vois la porte d'entrée, je coure presque à présent. Mais parvenue au seuil, j'hésite. J'ai peur et je me sens perdue, je suis perdue. Et surtout je ne comprends pas. Je ne sais pas ce qui se cache derrière cette porte, ce que j'en attends, ce que j'espère. Mais je dois rentrer, je vais rentrer, même si j'ai peur. Ma main se pose sur la poignée, mes doigts se serrent tout contre le métal froid, une boule se forme au creux de ma gorge. Et j'ouvre.
Une légère odeur de brûlé flotte dans l'air; des gens parlent fort, rient. J'ai envie de m'enfuir. J'avance pourtant, je parviens au salon où personne ne me remarque. J'hésite à attribuer cette transparence à mon nouvel état -fantôme, souvenir, que sais-je - ou au fait qu'on ne m'a jamais vraiment regardée. Je me revois petite, errant dans une pièce bondée, des mains me tapotant la tête et moi qui ne disait rien, me contentant de poursuivre mon chemin. Je cherchais ma mère, je ne la trouvait jamais, je pleurais, les yeux écarquillés et la boule au ventre. Puis j'entendais les voix s'élever, certaines rassurantes, d'autres en colère, alors je la trouvais enfin, et je pleurais encore, de soulagement. Plus tard elle m'échappait à nouveau, et c'était cela depuis toujours, et pour longtemps. Un jeu incessant, une partie de cache-cache que je ne trouvais plus drôle. Mais je joue encore aujourd'hui, je traverse la pièce comme une ombre, me coulant entre ces gens que je ne reconnais pas. Je cherche, je ne trouve pas, je sors.
Ma petite enfance ne m'a laissé qu'un souvenir: celui de cette maison, de ses roses et de l'odeur entêtante de fumée qui flotte dans son salon. Il y avait du passage, beaucoup, des amis ou de la famille, je ne sais pas. Je ne me souviens que de ma mère. Ou plutôt de son ombre.
Je traverse le jardin, la nuit est déjà tombée, combien de temps ai-je passé à l'intérieur? Je viens peut-être de revivre à l'instant six ou sept ans de mon existence. Et pour ce qu'il en reste...La fatigue plisse mon front, l'accablement aussi. J'ai mal...encore. Je ferme les yeux, juste une petite minute, je suis fatiguée, tellement fatiguée. Mon souffle ralentit, s'éteint. Et lorsque j'entrouvre les paupières, je suis de retour dans mon palais de glace. Je repense au salon surpeuplé, à ma transparence, et aux roses. Surtout aux roses. Leur parfum est agréable, aisément perceptible et pourtant si léger. Qui les avait plantées? Je n'avais jamais connu mes grands-parents, décédés avant ma naissance, ni de quelconques cousins - mon unique oncle n'avait pas eu d'enfants. En réalité, j'avais vécu petite entourée d'amis de ma mère, et vu la demeure familiale envahie d'étrangers. Je pense à mon grand-père. Qu'aurait-il dit, s'il avait connu la vie après sa mort? Peut-être aurait-il ri, après tout. Ou pleuré.
Moi je pleure. Je pleure d'un chagrin pur, silencieux, sans hoquets ni sanglots. Seules les larmes coulent, tièdes, contre ma joue glacée. Elles me réchauffent. Je m'adosse au miroir et me laisse glisser au sol, lasse. Je suis toujours aussi fatiguée. Je suis même épuisée. Le monde s'effondre autour de moi, comme un miroir s'effrite. Je suis seule. Je veux...je veux me souvenir, comprendre. Et revenir. Surtout revenir. C'est quand on perd quelque chose qu'on prend conscience de sa valeur...Je pleure encore, ça ne s'arrêtera jamais, bon sang ma vieille, ressaisis-toi. J'ai tant de mal à décrire ce que je ressens; peur, tristesse, solitude? Froid aussi. Je serre mes jambes contre mon buste en frissonnant, et pose ma tête sur mes genoux. Je veux dormir...et rêver. Rêver de la maison, de sa familiarité car malgré tout je m'y sentais chez moi. Puis rêver des roses. Des roses...

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