Un jour, maman a vendu la maison. C'était dur mais je n'ai rien dit, me contentant de la suivre là où elle voudrait bien m'emmener. Sur le moment, je crois que je n'ai pas trop réfléchi, je n'ai pas pensé, à peine ressenti. Nous n'avions pas le temps et je n'en avais pas la force. Mais maitenant que je suis seule, et libre en quelque sorte, libre de penser, de m'exprimer, je réalise à quel point c'était abrupt, à quel point ça m'a semblé...violent. Plus j'y pense et plus je lui en veux. Je lui en veux pour ce que quelqu'un d'autre -une personne responsable- aurait appelé de l'inconscience, de l'irresponsabilité peut-être. Ce que moi j'appelle l'absence. La notion de présence est difficile; difficile à comprendre, à concevoir, pour moi en tout cas. Ma mère était présente physiquement, mentalement parfois aussi, pas toujours, quand elle avait le temps et qu'elle allait bien. J'ai été une enfant, puis une adolescente, mais surtout une ombre parmi les ombres, une silhouette sur la banquette arrière, un automate conçu pour écrire sur un cahier. Écrire des mots, mais pas ceux qui me plaisent, d'autres mots, ceux qu'on attend de moi, toutes ces phrases laides qui m'assurent de "bonnes notes", de la reconnaissance. Pourquoi? Une question rationnelle, logique. Nous y voilà. Mais surtout, surtout, pour qui?
Nous avons emménagé quelque part, dans une grande ville, je ne me rappelle plus le nom. Les rues bondées, cette sensation d'étouffement, notre appartement de "citadines". Car c'était ce que nous étions désormais, des citadines, et quelle fierté, vraiment ! Je ne garde aucun souvenir des premiers jours, des premières rencontres, du premier Noël. Je me souviens d'après, de la routine, des trajets récurrents, de ce qui n'a rien d'exceptionnel, ce qui n'est pas précieux, et pourquoi ça ne l'est pas? Comment sait-on que quelque chose en vaut la peine, qu'un sacrifice est mérité, ou qu'un instant doit devenir un souvenir? Je ne possède que peu de souvenirs précis, ma mémoire est atypique, je ne conserve que des impressions, des sensations, des sentiments. Je ne me rappelle pas la date, à peine le lieu, seulement les sourires, les regards, quelques mots. L'amour, parfois.
C'est dans cette ville, dans cette chambre, que je l'ai rencontré, lui, le garçon au bord du lit. Voilà une chose que je ne regrette pas: notre rencontre. Il m'a aidée, je crois, je ne suis pas sûre. Mais je ne lui ai rien offert en retour... Je ne pense pas que j'aurai eu quoi que ce soit à lui offfrir. À l'inverse, j'ai l'impression d'avoir tout donné à ma mère. Je l'ai suivie, écoutée, aimée malgré tout, mais d'un amour sans certitude, celui qu'on voue sans en connaitre ni la source, ni les conséquences. Nous parlions souvent, de tout et de rien, je ne sais pas si nos conversations étaient normales, si elles auraient été jugées en temps que telles. Je ne pouvais pas lui dire les choses importantes, les choses intéressantes, je ne nous prenaient pas au sérieux. Pas assez, du moins. Elle prenait des médicaments, beaucoup, est-ce que c'est un paramètre à prendre en compte? Je lui en veux pour la maison mais pas seulement, je lui en veux pour mon père qui est parti, pour l'absence, encore et toujours l'absence. Il n'est pas là, ne l'a jamais été et il me fallait un coupable, ça ne devait pas être ma faute, ça ne pouvait pas être ma faute. Je me suis mise à la haïr silencieusement, grâce à cela j'allais bien, enfin, j'allais mieux. Enfin je crois. Mais j'y repense maintenant, plus j'y pense et plus ça fait mal, c'était sa faute à lui, à l'Abonné absent, qui ne m'avait laissé aucune chance de lui prouver que j'en valais la peine. Je le hais. La colère m'aide à rester concentrée, à ne pas m'éparpiller, j'ai un seul but, un objectif, et tant que je ne m'en détourne pas, je ne pense plus et je n'ai plus mal.
J'observe mon visage à travers une vitre, toujours ces effets de transparence, j'ai l'impression d'évoluer dans un gigantesque jeu de miroir. J'observe mon visage et je me demande où il est, s'il a laissé son empreinte dans ce nez, ces lèvres, cette peau. Ma mère n'a pas les yeux verts, cela veut-il dire qu'ils me viennent de lui? Je les avaient dessinés une fois, mes yeux, au fusain sur une grande feuille de papier blanc. Je dessine bien paraît-il, "c'est très réaliste", mais je ne dessine pas pour les autres, je dessine pour moi, parce que si je ne dessine pas ça me tue à l'intérieur. Viscéral. C'est viscéral. J'avais dessiné mes yeux, ils étaient réalistes, mais je n'avais pas pu les colorer, aucun vert de ma palette n'était le bon. J'avais renoncé.
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General Fiction"Le monde s'effondre autour de moi, comme un miroir s'effrite. Je suis seule. Je veux...je veux me souvenir, comprendre. Et revenir." Sun a seize ans, une vie, des proches, un univers...Puis une fin. Mais elle refuse, elle veut comprendre. Polaroïds...