Je n'aime pas la fête. Je ne l'ai jamais aimée. J'ignore pourquoi, je l'ai beaucoup faite pourtant, mais je ne me suis jamais sentie à l'aise, perdue dans la musique, j'avais l'impression de m'égarer. Et tous ces gens autour de moi, ces corps qui se pressent les uns contre les autres, toujours plus de contact physique, on se rapproche mais on s'éloigne, il n'y a plus de réel échange, on laisse le corps parler et ça fait peur. Il paraît que la fête laisse son empreinte sur vous, sur la peau, dans l'esprit. Pas sur moi. Je suis imperméable, impénétrable, on ne m'atteint pas. Ou du moins pas comme ça. Cette fameuse humeur des lendemains de fête, je ne l'ai jamais connue. Ne pas aimer la fête, c'est inhabituel, presque anormal, c'est quelque chose qui éloigne et isole. Et si fêter était subjectif, comme l'art? Certains aiment et d'autres non, et il existe des variantes, plusieurs manières, on ne fête pas tous pareil.
Dans certains pays, la mort est fêtée, presque dans la joie, les familles pique-niquent sur les tombes. C'est beau, c'est de la résistance, on tombe et on se relève en riant, c'est mieux que de pleurer. C'est la vie malgré la mort. Si je reviens j'irai sur ma tombe, j'irai manger et rire, prendre le soleil, recevoir le vent. Je m'étendrai et contemplerai le ciel, ses nuages et ses oiseaux. Je m'envolerai avec eux, loin, haut. C'est tout ce dont j'ai envie pour le moment. M'envoler et rien d'autre.
Dans mon palais de glace, mes multiples reflets s'estompent. Mon image se trouble, ma peau ondule, mes yeux sont moins vifs. Je m'efface. Je suis incapable de déterminer une quelconque date, j'ai perdu la notion du temps. Je ne sais pas le jour, le mois, ni même l'année. J'ignore combien de temps s'est écoulé. Je me sens décalée, cette impression de couler, de m'enfoncer, je glisse et je tombe, pas moyen de me racrocher. Je dégringole le long du mur, le long du gouffre, c'est un trou noir et je disparais, toujours. C'est la grotte des oubliés.
Il y avait un tableau, une fois, au musée. C'était une sortie scolaire, une sorte de mission éducative, une tentative d'iniciation à la culture. Sans grand succès. Mais je me souviens de ce tableau, de cette peinture, je revois les couleurs et le cadre. C'était une toile étrangère, quelle nationalité je ne saurai dire, mais je revois l'esthétisme. Des teintes rouges, brunes et ocres, un flanc de montagne, une cavité rocheuse. L'ombre d'un monstre noir, le dessin des cornes et l'atmosphère, la tension contenue. Je me rappelle la toile, je la vois dans ma tête, dans mes yeux, je la sens dans mon ventre. Je sens la peinture s'écouler, se déverser, circuler dans mes veines. Ce tableau je l'aimais, j'en ai perdu le nom mais si je devais l'inventer je choisirai L'antre du Diable, pour l'ambiance, pour les couleurs et leur symbole, pour le monstre. Il m'apparait en rêve, parfois, lors d'une nuit agitée, je vois l'ombre qui me regarde, à demi cachée, dissimulée dans la pénombre. Je vois les cornes qui émergent et tous mes démons sortent, s'extirpent de leurs limbes, c'est l'antre de mes ombres.
Toutes ces nuits blanches, tous ces instants de terreur au réveil, ces cauchemars, cette peur d'aller au lit, de s'endormir, tout cela viendrait de là? Une toile dans un musée. Une ombre sur un mur. C'est tout.
Je disparais. La peur me prend, j'ai mal au ventre, je ne veux pas couler, je veux rester, garder la tête hors de l'eau et revenir. Revenir. Ce mot passe en boucle dans ma tête, il murmurait et maintenant il hurle, mon cerveau se tend, mes pensées se réduisent, se précisent, il n'y a plus que ce mot, revenir, et la pensée derrière. J'ai peur de m'effacer, de m'oublier, et j'ai peur que les gens m'oublient aussi, c'est surtout ça je crois, cette crainte de passer à la trappe, de sombrer dans le gouffre. J'ai peur de disparaître au fond de la grotte du tableau, de rejoindre le monstre dans son antre. De lui faire face.
La vérité est peut-être là... Ne jamais rien affronter, être toujours en fuite, avoir peur, encore. Pauvre petite fille sauvage, incapable de supporter la réalité, incapable d'aller à la rencontre du monde, de son monde, faible, faible, faible.
Je fixe le plafond de verre, il est splendide. C'est comme une flaque, étendue d'eau qui renvoie le soleil, sa lumière et le vert de mes yeux. Quelque chose bouge, remonte vers la surface. C'est encore loin et pourtant je le vois, je le sens, je ne peux pas l'expliquer. Et ça avance, ça se rapproche, l'ombre prend forme et effleure mon esprit, éveille mes sens. C'est une pensée, une idée. Plus, c'est une révélation. Je dois retourner au musée. Je dois retourner au tableau, le voir à nouveau, et affronter le monstre. Lui faire face, c'est déjà du courage. Le vaincre, c'est vaincre mes démons.
J'ajoute encore une ligne à ma liste.
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Revenir
General Fiction"Le monde s'effondre autour de moi, comme un miroir s'effrite. Je suis seule. Je veux...je veux me souvenir, comprendre. Et revenir." Sun a seize ans, une vie, des proches, un univers...Puis une fin. Mais elle refuse, elle veut comprendre. Polaroïds...