15/ The sea's noises

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J'ai perdu la mémoire. Pas entièrement bien sûr, je me rappelle Eva, ma mère, le musée. Mais mon esprit est un puzzle aux pièces dispersées, je tends mes bras de part et d'autre pour tenter de les rassembler, de les recoller, mais mes tentatives échouent. Je ne me souviens que de fragments, c'est un vase cassé, et lorsque je le touche, je me coupe. Je saigne, encore et toujours. C'est un oubli hémorragique.
Comment suis-je morte? C'est la première fois que la question se pose, et pourtant, elle est essentielle. C'est le début et la fin, de la création jusqu'à la chute. Impossible de me souvenir. Lorsque la mémoire nous manque on imagine, en priant pour que les souvenirs refassent surface, pour que le vide soit comblé, enfin. Mais l'imagination est trompeuse, les fantasmes peuvent s'imposer à nous et s'infiltrer dans la réalité, jusque dans notre coeur. Et toucher, au final, notre vérité. La confusion est possible, elle est même très probable, c'est pourquoi il faut faire attention. Être prudent, imaginer tout en se maintenant aux frontières du mensonge. C'est la clef, celle qui mène aux portes de la mémoire, celle que j'espère bien trouver dans mes divagations. Alors j'imagine, j'invente, je mens. Est-ce mal de mentir? Je ne pense pas, en fait je n'en sais rien, et si l'on se ment à soi-même, si nos mots n'ont pas d'impact sur les autres? Une autre réalité sans conséquences. C'est ce que je fais. Je me mens et j'imagine, je recrée cette mort qui m'a précipitée ici, dans une forme d'enfer dont on ne parle jamais. Dans aucun conte, aucune chanson. Rien qui puisse m'indiquer où je me trouve. Et si je revenais, comment décrirais-je cet endroit? Une glace gigantesque... Le reflet de mon âme, qui sait? C'est si profond, légèrement ridicule, mais je n'ai pas d'autres mots. Je n'en ai plus.
Comment suis-je morte? Renversée par un bus, noyée dans une rivière? Morte trop jeune d'un cancer? Je m'interroge, mais rien ne me touche ou ne m'interpelle. Je dois me rendre à l'évidence, j'ai oublié ma mort.
J'ai presque entièrement disparu. Je suis partie, comme évaporée, les miroirs m'on peu à peu délaissée pour d'autres réflexions. Je ne peux pas leur en vouloir. Je me souviens d'un livre, de quelques films d'horreurs, des légendes contées par ma mère le soir venu. Il y avait des vampires, ces créatures sans âme, d'une beauté terrifiante mais dont la glace ne renvoyait aucune image. Ces monstres étaient bel et bien morts, c'est la cause et la conséquence, je suis morte donc je m'efface, je m'efface car je suis morte. Je n'ai plus d'âme. Seuls subsistent quelques bribes de souvenir, des fragments de mon coeur, de ma personne, de mon passé. De ma vie. C'est si théâtral, et pourtant véridique.
J'essaie de m'imaginer, morte sur un lit, mon corps étendu, rigide, pâle. Mes yeux grands ouverts, ce regard fixe, celui qui pointe sans voir et qui accuse. Il est insoutenable. Je suis étrange, morte de la sorte, j'ai changé. Pas seulement physiquement, il y a quelque chose en moins, la pensée, ou peut-être tout simplement la conscience. Une chose fondamentale, en tout cas. La vie?
Je me demande s'il en est ainsi pour tout le monde, les morts se voient et s'analysent, ils réfléchissent, tentent de comprendre. Souhaitent-ils tous revenir? Je ne pense pas. Certaines vies sont d'une tristesse, elles sont si difficiles, les gens sont des êtres fragiles que les circonstances rouent de coups. D'une certaine manière, j'ai de la chance. Je ne fus pas heureuse, mais au moins ma vie était...vivable.
Il y avait ce poème, un que j'avais écrit, lorsque j'étais lassée de dessiner. Je n'étais pas écrivaine, à peine artiste, mais j'étais seule et je voulais m'exprimer, à ma manière. Maladroitement, sans recul. De la poésie brute. Celle qui n'est pas travaillée, on ne compte pas les syllabes, on ne crée pas d'effet, on ne veut pas de rythme. Seulement les mots. Eux seuls importent.

I cannot fall asleep tonight
There are monsters at home
I cannot breathe, I cannot fight
If I sleep now, nightmares will come
So go find me under the bed
Let me rest here, until the end
Pray with me inside my head
Or take me to another land
Where dreams are real
And there's the sea
Where love can heal
And I will see
How it feels to fall asleep
Without demons or without fear
And the sea's noises I will keep
Inside my heart, into my ears.

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