20/ Une vie d'inertie

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Je suis chez moi. Je suis étendue sur mon lit, je vois le lustre au-dessus de moi, il brille, toutes ces perles qui se reflètent dans ma pupille, c'est magnifique. Je viens d'arriver, d'atterir, c'est comme si je m'éveillais après un long sommeil. Le voyage était si court, et pourtant interminable. J'ai senti mon corps basculer dans le vide, c'était comme si mes os flottaient, ils étaient suspendus sous ma peau et s'entrechoquaient à chaque mouvement. Ça fait du bien quand ça s'arrête. Je tourne la tête, je sens les draps contre ma joue. C'est doux, ça picote. J'aime ça. Il y a toujours les dessins accrochés au mur, on ne les a pas enlevés. C'est bien. Je ne veux pas qu'on les jette, toutes ces heures de travail, penchée sur mon crayon, ça ne peut pas disparaître. Et puis, j'aime à les voir, les contempler, je n'en suis pas vraiment fière, ils sont truffés de défauts, c'est juste qu'ils sont en moi maintenant. C'est une partie....de moi, de mon identité. Je les aime.
Je me laisse tomber du lit, je tombe à plat sur le plancher, sans bruit. Je reste silencieuse, c'est fou. Aussi légère qu'une plume. Je me retourne, je m'allonge sur le dos, c'est long car je ne sens plus mon corps, je dois me coordonner. Ça prend du temps. Le temps qu'il faudra. Je fixe le plafond ensuite, il y a ces fausses étoiles, celles qui brillent dans le noir. Elles n'ont jamais empêchés les cauchemars... L'attrape-rêves si, je le regarde et je peux sentir mon regard qui s'illumine, c'est comme si le vert de mes yeux se réchauffait, je souris malgré moi. Je ne me lasserai jamais de cet objet, il n'a pas pris une ride, pas un gramme de poussière. C'est incroyable. Il tournoie lentement, les fils tissés laissent la lumière filtrer mais en coupent les rayons de temps à autre, suivant l'angle qu'ils prennent. Il n'attrape pas seulement mes rêves, mais aussi mes pensées. Ils laisse filer les meilleures, retient les plus mauvaises, et les laissent fondre au soleil. Ça me protège. Ça rend les choses plus vulnérables, innofensives, ça relativise. Je suis moins faible.
J'en accrocherai bien un, dans le palais des glaces, un bleu et blanc aux fils givrés. La toile aurait le motif d'un flocon.
Je me relève maintenant, il faut marcher, il faut sortir. Avant cela j'ouvre l'armoire, je prends un pull, j'ai tellement froid. Je le passe sur mes épaules, c'est agréable. Ce n'est peut-être qu'une impression, comment aurais-je pu le porter, je ne suis même pas réelle. Je le garde tout de même, je ferme la porte ensuite, doucement. Très doucement. Il ne faut pas faire de bruit, j'ai beau garder le silence, j'ai peur d'être entendue. Et qu'est-ce que ça changerait? Il n'y a personne.
Je descend les escaliers, les marches craquaient, elles ne craquent plus, je suis devenue légère, trop légère. Je suis une plume, encore et toujours, je ne marche plus, je flotte. Je me laisse descendre. Au passage j'effleure les murs, mes doigts touchent les cadres, il y a des photos de moi. Mais je les connais par coeur. Rien de nouveau, Sun petite, les cheveux ébouriffés, sur une balançoire rouillée. Sun à 13 ans, avec un jean trop grand pour elle, qui refuse d'être photographiée, qui se cache. Les mains devant les yeux, comme si elle pouvait disparaître. C'est idiot, c'est enfantin... Je n'ai jamais grandi.
Je suis en bas des escaliers, il y a la cuisine à gauche, rien d'intéressant. Juste les quelques effluves d'épices, une ou deux miètes de pain sur le comptoir, rien de mémorable. Je la connais peu cette pièce, je n'y allais jamais. Je restais dans ma chambre, cloîtrée, prisonnière consentante, je m'allongeais et je voyais le temps qui passe. Toutes ces années... Je n'en ai rien fait. Des heures entières, gaspillées. Une vie d'inertie.
La chambre de ma mère, j'y suis déjà allée, j'avais tiré les rideaux, laissé entrer la lumière. La porte est entrouverte, je m'approche à pas de loup, mes pieds nus doivent être sales, si sales... Je touche le mur du bout des doigts, une petite pression, m'assurer que ce n'est pas un rêve. La pièce est lumineuse, trop, c'en est aveuglant. Je suis heureuse qu'elle n'ait pas refermé les rideaux. C'est mieux comme cela. Il y a quelque chose dans un cadre, à côté du lit. Je m'approche, c'est un portrait de moi, je ne comprends pas. Il n'y était pas avant. Est-ce qu'elle l'aurait mis lorsque...
J'entends des pas. C'est ténu, c'est furtif, oui mais ça approche. Je me retourne, je suis face à elle. Elle me regarde, mais je suis juste devant, j'ignore si elle peut me voir. Je m'approche. Non, elle ne me voit pas, ses yeux dévient, ils me traversent. Elle semble épuisée. Son teint est pâle, ses joues creusées, je la contemple avec tristesse. Elle est laide, affaiblie. Ce n'est plus la femme que j'ai connue. Ce n'est plus ma mère.
Je pose ma main sur sa joue, délicatement. Mes doigts caressent ses paupières, jouent avec ses cils, épousent le creux de ses cernes. Elle ne me sent même pas. Je m'écarte pour la laisser passer, fantôme clair apparu en plein jour, elle entre dans sa chambre, ferme la porte. Elle pleure, et moi aussi je crois. Et c'est comme si un orage éclatait au-dehors, et toutes les larmes du monde viennent se jeter dans son torrent. Et quand je ferme les yeux, très fort, pour repartir, je sens la pluie ruisseler sur mon visage. Et j'entrouvre les lèvres, et je veux la goûter, et lorsqu'elle tombe, elle est salée. Et au loin dans la ville, le tonnerre gronde.

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