Je suis debout, face au miroir, je me contemple dans la glace mais je ne sais pas ce que je vois. Je ne peux pas interpréter mon reflet, ni le comprendre, pas encore. Les fragments sont dispersés et il me faut les assembler, c'est difficile, j'ai besoin de temps mais le temps presse. Alors je me souviens.
Il fait beau, les vacances de printemps se déroulent simplement et je marche dans les rues, sans but précis, je peuple le quartier à moi seule, l'emplit de mes va-et-vient incessants. Jour de marché, je contemple les étalages, rien de passionnant mais ça m'apaise. Un stand de fruits; je m'arrête pour contempler le spectacle qui s'offre à moi, c'est beau toutes ces couleurs, le rouge, le jaune et l'orangé prennent des allures d'arc-en-ciel. Soudain une main passe, si vite que je crois un instant avoir rêvé. Je me retourne, la main tient un barquette de fraises, c'est un vol si discret que personne n'a rien vu, sauf moi mais ça ne compte pas. J'ai deux heures devant moi et rien d'autre à faire, alors je la suis, elle, la petite voleuse de fraises. Elle marche d'un pas vif en direction du parc, je cours silencieusement derrière elle en priant pour qu'elle ne remarque rien. Nous atteignons le parc, elle s'assoit sur un banc, savoure son butin pendant que je l'observe, lovée contre un tronc d'arbre. Une minute passe, puis deux, puis cinq, finalement elle tourne la tête, me voit, sourit. Tu peux t'asseoir, tu sais. Je pourrais, oui. Alors j'y vais, je m'installe à côté d'elle mais ne dis rien, j'ai oublié de le mentionner, je suis timide. La fille aux fraises rit doucement, me tend les fruits, j'hésite. Un éclair de défi traverse ses yeux, elle sait que je sais, et je trouve ça beau, ce dialogue sans paroles qui s'établit entre nous. Alors je pioche une poignée, rien qu'une petite, c'est ma récompense pour avoir galopé dans les rues. Nous restons un moment comme ça, assises et silencieuses, un ange passe et je contemple la voleuse. Elle a une peau diaphane, de celles qui ne bronzent jamais, même en plein désert, et pourtant le soleil tape fort dans ceux que je dessine. Ses yeux sont bruns, plus sombres que les miens, pourtant son regard est mille fois plus lumineux, c'en est éblouissant. Ses cheveux blonds ondulent sur les épaules, c'est elle qui devrait s'appeler Sun, mais son nom est Eva, elle vient de me le dire. Et toi alors? Je lui réponds, elle sourit de plus belle, ça veut dire qu'elle aime bien? J'espère que oui, je ne sais même pas pourquoi, il y a des gens comme ça, on ne les connait pas et on se sent proches d'eux, pire, on veut leur plaire. Eva est de ces gens-là.
Nous nous sommes revues par la suite, elle habitait un immeuble des beaux quartiers, et sa mère préparait des sablés succulents, comme je n'en avais jamais goûté auparavant. Elle allait à l'école et nous fréquentions le même établissement, à vrai dire ses rires et ses paroles rendaient les cours plus supportables. Elle faisait les journées moins longues. Eva était un véritable soleil, elle aimait les gens et la vie semblait pour elle une immense partie de jeu. Elle me fit, peu à peu, entrer dans son monde, et je me sentais fière d'en être désormais un élément essentiel. Les semaines passèrent et nous devînmes inséparables. Nous étions toutes deux filles uniques et a présent soeurs d'adoption, jumelles de coeur. Eva tu es ma soeur, Eva tu es moi.... En mieux. Un dimanche matin, alors que j'avais dormi chez elle, Eva me proposa de construire une cabane. Ni elle ni moi n'avions de jardin, nous avons donc dressé une tente dans sa chambre, planté des branches dans le matelas, tendu des cordes. À l'intérieur, nous avons tapissé le sol de nos tissus préférés, foulards de soie, carrés de velours et napperons en dentelle. Nous avons placé au sol des bougies parfumées et déchiré des pages de magazines afin de les placarder aux murs. C'était coloré, c'était superbe et c'était chez nous. Je me sentais transie de joie et d'excitation au moment de pénétrer dans notre sanctuaire, puis, une fois dedans, j'étais calme, sereine comme au premier jour. La "cabane" devint notre secret, et nous le gardions précieusement. Lorsque, paralysée entre mes draps par des angoisses nocturnes, je ne pouvais dormir, je m'imaginais couchée sur nos tissus, la toile suspendue au-dessus de ma tête, et je m'apaisais, finissais par me rendormir. Puis le parfum des bougies s'engouffrait dans mes rêves, me bercait doucement, et je crois que je souriais dans mon sommeil. Au petit matin je m'éveillais sous le regard de mon ange gardien, heureuse et reposée, et je refermai les yeux tandis que, dans un geste infiniment tendre, il me caressait les cheveux.
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Revenir
General Fiction"Le monde s'effondre autour de moi, comme un miroir s'effrite. Je suis seule. Je veux...je veux me souvenir, comprendre. Et revenir." Sun a seize ans, une vie, des proches, un univers...Puis une fin. Mais elle refuse, elle veut comprendre. Polaroïds...