19/ Une autre fonte

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Je veux dire quelque chose. J'en ai besoin. Quand les regrets me serrent la gorge, qu'ils deviennent omniprésents, que mon esprit lui-même ne peux plus raisonner, et qu'une tristesse sans nom me déchire la poitrine, je veux parler. Je dois parler.
Aujourd'hui, je suis morte. Je ne pouvais pas décrire l'état dans lequel je me trouvais, pas encore. À présent, je le peux. Et les remords sont dans mon ventre, je les sens bouger, former une boule compacte. Ils gravitent sous ma chair, à l'intérieur de moi. Ils coulent puis refont surface, ils flottent. C'est l'apesanteur émotionelle. Parfois, je m'allongeais contre le sol, les yeux fermés, je me concentrais et je pouvais sentir la Terre tourner. J'avais l'impression de basculer avec elle, je sentais le mouvement et ça m'apaisait, comme un retour aux sources, quelque chose de fondamental. Couchée, les paupières serrées, je devenais atome. Je prenais part au mouvement global, j'avais une place, enfin. Je peux faire ça, sentir l'univers dans mon ventre. Je peux être humaine, animal ou végétal, je peux devenir le vent et la brume et l'hiver.
Quand on meurt, tout s'arrête. Le temps s'inverse, les débris de soi sont éjectés dans le cosmos, l'espace se débarasse de nous, en quelque sorte. Je ne sens plus la nature, et je ne suis plus que moi. C'est troublant, je ne suis plus à ma place, je me suis détachée. Je flotte, je quitte le sol et je tournoie. Je m'affranchis de la planète qui m'a portée, et ça donne mal au coeur. Ça fait comme des points de lumière qui dansent devant mes yeux, comme quand on ouvre les rideaux après la nuit.
Je suis perdue.
Après le flottement, il y a l'état de grâce. Celui où le corps se détache franchement, où l'on voit la lumière s'éteindre tout à coup. Le grand vide. Plus rien n'a de sens, le haut, le bas, tout se mélange et se confond. Je ne sentais plus rien. C'est agréable, finalement, d'être déconnectée. Cesser d'accorder de l'importance, et ne plus penser. Et ne plus respirer.
Puis, la descente. La brusque sensation de plonger dans le vide, le coeur qui tombe dans la poitrine, comme un poids mort. Qui ricoche sur les parois. Qui se brise, se fragilise, toutes ces fissures scintillantes....
L'aterrissage enfin, l'humidité, le froid aussi. Le corps malmené, les membres engourdis, mal au muscles, mal partout. L'incompréhension surtout, suis-je etc, on se lève et on se voit, réflection du miroir. Confronté à soi-même, on peut enlacer son reflet, on peut comprendre. Et tout prend sens.
Alors, on revoit tout, les souvenirs, les actes manqués. Ça valse et puis ça tangue, c'est immuable.
C'est beau mais c'est figé, on ne peux plus rien y faire, comment y remédier? Il est trop tard.
J'aimerai changer, traverser le miroir, devenir Alice et me glisser hors d'un monde dont les autres ignorent tout. Mais je ne peux pas, je crois. Je n'ai pas tant d'erreurs à réparer, j'étais jeune et inactive, enfin, j'agissais peu.

Je pensais surtout.

Je pense toujours.

Je veux revenir, je veux une seconde chance. Comment réparer mes erreurs sinon? Tout me manque, ma chambre, Eva, le garçon au bord du lit. J'ai besoin d'eux.
Comment revenir? J'ouvre les yeux. C'est étrange, je les avait gardés fermés pendant si longtemps, j'ai l'impression de naître une seconde fois. La lumière est trop forte, des tâches noires dansent sur ma rétine. J'avais cessé de ressentir. Je m'étais roulée en boule, j'avais resserré sur moi tout les pans de mon être. Je déplie mes membres, un à un. Je m'extirpe de mon coma, de cette inertie qui me bloque. Je m'étire. Mon haut blanc colle à ma peau, sueur ou eau, je ne saurais dire. J'ai toujours froid, mais ça ne me blesse plus désormais. Mon corps est comme anéstésié, j'étouffe les sensations. Seul mon cerveau fonctionne encore - où n'est-ce que mon esprit? Je me relève lentement, je suis toujours là où j'étais, étendue sur un sol de verre. J'ai de la neige fondue dans les cheveux, je passe mes doigts entre les mèches, machinalement.
J'ai comme une intuition, je me retourne et je constate que la glace fond. Enfin elle commence tout juste, des gouttes d'eau s'accumulent sur les arcades, et puis s'écoulent. Je suis ours sur sa banquise, les miroirs renvoient mon image animale, mon air hagard, ma peau souillée. C'est la fonte des glaces, en version lente et estompée. C'est cela, il y a une évolution, un changement, le décor bouge. Ce n'est que ça. Une autre fonte.
Je me lève doucement, je marche un peu. C'est moins dur qu'au début, c'est fou, c'est appréciable. Je bouge machinalement. Je ne sens plus. Je suis de nouveau à ses pieds, le grand miroir, celui que j'avais traversé. Je dois recommencer. Je suis vraiment Alice, avant le grand voyage. Miroir, mon beau miroir, emmène-moi loin d'ici. Montre-moi tes rivages. Laisse-moi voyager, encore. Laisse-moi traverser.

Montre-moi.

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