10/ Pulvis et umbra sumus

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Je suis morte. J'arrive à peine à le réaliser. Pourtant je le savais, et ce dès l'instant où je n'ai plus été capable de percevoir les battements de mon propre coeur. Mais à présent je prends réellement conscience de mon état, de ce qu'il signifie. Je suis morte, donc plus vivante, donc absente. La première angoisse qui me traverse est la suivante: va-t-on m'oublier? Craindre l'oubli est de loin la pire sensation au monde. J'ai beau me raisonner, je panique, c'est comme de l'eau dans mes poumons, ça entre en moi, s'écoule par tous les pores de ma peau et m'étouffe. J'ai perdu toute notion du temps, je ne sais pas depuis combien de temps je suis enfermée ici, je ne sais plus. Je ne sais même pas où je me trouve, pour commencer. Je vois le décor autour de moi, ce paysage d'hiver en intérieur où des miroirs s'étendent à l'infini. C'est beau bien sûr, mais d'une beauté froide et distante, c'est une magnificence qu'on ne comprend pas, on n'est pas acteur, juste spectateur. Et en même temps ce décalage, cette distance permet de rester sain, de rester conscient. Et j'ai beau être morte, je suis consciente, j'entends je vois je sens, je suis encore en vie, quelque part. L'endroit où je me trouve n'est autre que le monde, mon monde, cet univers d'une beauté saisissante que je contemplais de loin, comme à travers une vitre, en spectatrice, encore. Est-ce que ça me plaisait? Je ne sais pas, je ne pense pas. Mais ça ne me dérangeait pas outre-mesure, je n'étais pas subjuguée par cette beauté parce que je n'y prenais aucune part. Je n'étais pas dépassée, ni faible, ni folle. Je me sentais pure. Les gens sont fous parce qu'ils sont les témoins d'un monde qui ressemble à un tableau, et où les évènements se déroulent d'eux-mêmes, il y a des acteurs mais jamais de vrais responsables. Et c'est dur, tellement dur à accepter. En vérité les gens ne naissent pas fous, ils le deviennent. J'ai longtemps pensé être la plus folle de toutes, parce que j'étais différente et que les autres le sentaient, pire, qu'ils me le faisaient sentir en retour. Je sais maintenant que j'étais la seule personne saine d'esprit dans un monde d'ombres et de poussières, la seule vivante au beau milieu des fantômes, comme perdue dans un cimetière étrangement vivant. Je n'aime pas ce lieu, le cimetière, je le trouve dérangeant, c'est peut-être parce qu'il l'est? Je me rappelle qu'il y en avait un près de la maison aux roses. C'était un endroit charmant, autant que peut l'être un cimetière, s'entend. Les fleurs y étaient toujours fraîches et odorantes, les proches des morts devaient venir souvent. J'ai toujours trouvé injuste le fait qu'une pierre tombale soit payante, ça veut dire que même dans la mort, nous serions inégaux? Les riches on de superbes tombes, parfois même avec un portillon autour, ça fait comme une petite maison. C'est très joli, même si honnêtement, le défunt s'en fiche un peu, il n'y a qu'a me voir moi, je suis morte et je ne suis même pas dans ma tombe. Je ne pense pas que mes fleurs soient belles, ma mère doit souvent oublier de les changer, elle ne doit même pas venir régulièrement en fait. C'est dommage, oui mais c'est comme ça, c'est comme ça. Je suis nostalgique de ce cimetière, je ne l'aimait pas à l'époque mais maintenant il me manque, mieux - ou pire? - j'aimerais y être enterrée. C'est fou comme je prends du recul, c'est comme si j'avais grandi d'un coup, peut-être que j'ai vieilli, tout simplement, mon corps est mort trop jeune alors mon âme compense. Il y avait un jardin, à côté du cimetière, un jardin d'enfants, le soleil faisait étinceler les graviers d'argent en été. Pourquoi juste à côté? Lequel des deux endroits fut construit le premier? Est-ce que c'est inconscient, on cherche à conjurer le sort, on chasse les fantômes avec des rires d'enfants? On embellit la mort en l'excusant, une vie pour vie, cette vieille dame est morte mais un bébé est né, c'est comme ça, c'est la vie. Est-ce que c'est ça? On compense, encore et toujours, il faut un équilibre, c'est trop dur sinon. Je soupirerai si je le pouvais, chacun fait ce qu'il peut, la mort ce n'est pas facile, on ne peut pas juger les gens. Oui mais on peut comprendre, on peut chercher des causes, pourquoi un si joli cimetière? Pourquoi des fleurs, pourquoi des tombes, est-ce qu'ils pensent vraiment que je peux sentir l'odeur des roses de là où je suis? Qu'est-ce qu'ils espèrent? Et qu'est-ce que j'espère?
Revenir. J'ai assez attendu, je m'impatiente, je n'en peux plus, je n'en peux plus. Je suis contre le sol, je m'imagine dix pieds sous terre, ce n'est pas rassurant et je ne me sens pas mieux. Je veux oublier. Je veux dormir, me reposer, comme si ça ne suffisait pas d'être morte. Dormir, dormir, dormir...

RevenirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant