13. L'accident

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Gabriel était sur son petit nuage. Enfin, il allait pouvoir se frotter au monde des adultes. Ce n'était pas que le niveau de la classe du mercredi après-midi était faible, mais juste que ses capacités dépassaient de loin celles de ses petits camarades. Il ne s'ennuyait pas, mais sa courbe de progression vertigineuse nécessitait qu'on lui oppose un peu de difficultés. Plus que quelques semaines à attendre et, enfin, il pourrait faire son entrée dans la cour des grands.

Au collège, tout se passait plutôt bien. Les notes étaient bonnes sans qu'il n'ait à faire le moindre effort, ce qui lui laissait du temps pour développer ses dons au violon. En fait, il n'y avait qu'une seule matière où il n'avait pas la moyenne : arts plastiques. L'intransigeance de Madame Pic à son égard le faisait doucement sourire. Alors que la vieille acariâtre était plutôt bienveillante avec tous ces petits branleurs qui n'étaient pas capables de tenir un stylo et ne juraient que par les bombes de peinture pour marquer leur blaze sur les murs comme un chien marque son territoire en pissant, elle ne trouvait rien de bon au travail du plus doué de ses élèves. En fait, plus il faisait la démonstration de son talent, plus ses notes étaient mauvaises. Étrangement, ce Gaby-bashing ne causait pas le moindre tort au jeune adolescent : tous les élèves de la classe, même ceux qui ne pouvaient pas le voir en peinture, et ils étaient nombreux, trouvaient injuste ce traitement de défaveur et avaient pris fait et cause pour le pathétique. Dans cette matière uniquement. Dans les autres par contre, comme ses résultats étaient plutôt bons et les enseignants tous derrière lui, il était fortement jalousé. Le prof de musique, Philippe, était particulièrement fan du collégien et le poussait souvent à venir jouer du violon devant toute la classe, au plus grand plaisir d'Ana et de Djibril qui ne s'en lassaient jamais, et à la plus grande répugnance de Rachid et de sa bande. Ce n'était pas qu'ils n'aimaient pas les cordes frottées, juste qu'ils ne ressentaient aucune rage ni aucune haine dans cette musique. À côté du rap agressif qui adoucissait leurs mœurs déstructurées et apaisaient leurs oreilles difformes, la musique plus ou moins classique leur brisait les tympans. D'après Gabriel, c'était plutôt logique. Quand on est habitué à vivre dans la laideur, le beau est perturbant au point d'en devenir désagréable. Sa virtuosité produisait le même effet sur certains de ses camarades que le soleil brulant les yeux d'un enfant ayant toujours vécu dans l'ombre. Au final, voir Rachid se boucher les oreilles alors qu'il interprétait du Bach était une sorte de récompense. Une encore plus belle aurait été de voir son petit Marocain s'intéresser un peu à la littérature, surtout celle qui traitait des secrets de l'adolescence. Pour l'aider à se pencher sur le sujet, le châtain avait fait le tour du CDI et était tombé sur un ouvrage au protège-cahier marron qui traitait de l'homosexualité chez les jeunes. Il avait glissé la référence à Djibril entre deux cours, à tout hasard, au cas où.

Malgré le fait que les tensions entre les White Power et la Neo-France étaient toujours vivaces, de plus en plus de neutres avaient rejoint le petit groupe de Gabriel, Djibril et Ana. Leur influence était même grandissante dans les petites classes. Parfaitement étrangers à la dispute entre Vanessa et Khoudia qui avait envenimé tout le collège, les sixièmes et cinquièmes n'appréciaient pas que les grands leur disent qui ils devaient apprécier et qui ils devaient détester, surtout en se basant uniquement sur des considérations aussi stupides que l'origine ou la couleur de peau. Alors, vers la fin janvier, alors que les professeurs avaient voté une grève surprise après qu'un de leurs collègues se soit pris une gifle de la part d'un élève de troisième, Gabriel décida de ramener son bel instrument dans la cour de récréation pour apaiser les cœurs. Ils avaient été nombreux, parmi les plus jeunes, à avoir été charmés par le tempérament fougueux et rebelle du jeune artiste et ils avaient ainsi décidé de le prendre pour modèle.

Alors que Djibril tapait sur une vielle boite en carton pour donner le rythme et que Mamadou, qui avait fini par se convertir à l'avis de sa petite sœur et avait presque rejoint le camp de Gabriel, l'accompagnait à la guitare, le garçon aux yeux magnifiques s'était lancé dans une reprise mémorable de la chanson Un Amico de Ennio Moricone. Conseillé par le petit Gaulois, Mamad avait travaillé sans relâche la partie grattée du morceau, adapté avec soin par le jeune châtain pour être joué uniquement avec ces deux instruments. Le résultat différait un peu de la bande son du film Inglorious Basterds, mais le titre restait parfaitement reconnaissable. Ce choix musical, devant un parterre d'élèves en furie et de professeurs en colère, il n'était pas innocent. Alors que l'archet de l'artiste semblait voler sur les cordes, les moins cinéphiles furent juste pris par la beauté envoutante de la mélodie qui semblait venir d'un autre monde, et les fans de Tarantino purent voir le parallèle saisissant entre l'Histoire, la grande, et ce qui était en train de se passer dans leur petit univers. À cette occasion, quelques troisièmes et quatrièmes accompagnèrent les plus jeunes dans le camp de la neutralité. On était à la toute fin du mois de janvier et il n'y avait plus deux mais bel et bien trois groupes de force équivalente dans tout le collège. Les conspués ne portaient pas de nom, mais savaient se reconnaitre entre eux en mimant un mouvement de violon, en l'honneur de celui qui leur montrait la voie. Cependant, devant la recrudescence des injures et autres bousculades, ils se faisaient tous plus discrets les uns que les autres, surtout lorsque leurs regards croisaient ceux de Rachid et de Nicolas. Les deux généraux en chef, chacun sous l'ordre de sa propre princesse, se vouaient une haine de plus en plus féroce. Leurs proches faisaient tout pour éviter qu'ils se rencontrent par accident dans et en dehors du collège, persuadés qu'une simple étincelle était à même de faire exploser la plus dangereuse de toutes les bombes.

GabrielOù les histoires vivent. Découvrez maintenant