14. Élise

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« Je sais plus quoi faire, M'sieur Michel... Ma meilleure copine me fait la gueule et reste cloitrée chez elle depuis que son ex s'est fait ouvrir le ventre, mon p'tit Djibril arrive à peine à se regarder dans une glace sans se mettre à pleurer et ces deux connasses me rendent dingue. Ah, et le directeur est un bouffon qui n'a peur que d'une seule chose, que les caméras du JT débarquent dans son petit collège, donc plutôt que de chercher des solutions, il fait tout pour étouffer l'affaire. J'en ai vraiment ras-le-cul de cette banlieue pourrie, vivement l'année prochaine que j'aille là où bosse ma reum. »

Alors qu'en cette fin de journée, il discutait avec son vieil ami en mordant à pleines dents dans le deuxième des trois sandwichs au poulet confectionnés avec amour par sa mère, Gabriel regardait avec dépit le panorama plongé dans la nuit et la grisaille. Il faisait froid, il y avait du vent, la luminosité était particulièrement mauvaise et il ne comprenait pas pourquoi le vieux peintre était encore là, dehors à cette heure tardive, un mardi soir. Même les touristes semblaient avoir déserté les lieux, et les restaurants n'étaient même pas pleins.

Le jeune châtain accusait le coup de sa médiation ratée. Persuadé qu'il arriverait à changer les choses en poussant Khoudia et Vanessa à se parler, il avait plutôt mal supporté le manque d'intelligence des deux gamines, même pas foutues de comprendre que la situation avait dégénéré et échappait à tout contrôle. Et comme si ce n'était pas suffisant, le week-end fut désastreux. Jouant au foot à même le béton avec son pote Djibril, Gabriel avait réussi à se disputer avec lui. Le Marocain n'appréciait pas que le nouvel insigne de leur clan comporte trop de couleurs chatoyantes, ce qui lui faisait irrémédiablement penser à un autre drapeau. En ajoutant à cela le goût de son ami aux yeux très bleus pour les tenues très roses, il était aisé de comprendre pourquoi Djibril avait peur que certains abrutis se permettent une mauvaise association d'idées. Le jeune artiste avait beau lui avoir expliqué en long, en large et en travers que la seule réponse à apporter aux insultes homophobes était la même que celle qui convenait aux insultes racistes, à savoir le mépris, le petit Marocain n'arrivait pas à se ranger à son avis. À la différence de Gabriel, lui, il avait une tronche d'Arabe et des attirances trop particulières pour qu'elles soient acceptées par ses proches et donc qu'il les assume. C'était facile pour le châtain de se foutre d'être traité de petit pédé, ça lui passait même au-dessus de la tête. Mais pour le timide Berbère, c'était un drame. Et si, finalement, certaines personnes finissaient par comprendre ? Cette éventualité lui faisait tellement peur qu'il ne pouvait faire autrement que se planquer la tête dans les mains en chouinant. Gabriel en avait rapidement eu assez de toutes ces histoires ainsi que de sa banlieue moisie, il préférait largement passer le peu de temps qu'il avait avant son cours à l'atelier avec le père Michel.

« Tu sais, p'tit père, quand tout va mal, faut pas dépérir. Faut se remettre le cœur à l'ouvrage, encore et encore. Le travail, lui, i't'déçoit jamais, il t'attend toujours, il te juge pas, il t'accepte comme tu es et il te fait progresser ! »

Le vieil artiste n'était pas qu'une simple figure locale, c'était aussi, à sa manière, une sorte de philosophe des bas-quartiers, même si, il fallait bien l'avouer, le petit rogomme qu'il avait toujours à ses côtés l'aidait bien à pondre de nouvelles idées et théories farfelues. Gabriel le regarda avec affection, lui tendit le troisième sandwich de sa besace et se leva pour rejoindre l'atelier de Madame Lesavre. Il était plus de vingt heures et, pour le jeune adolescent, le moment était enfin venu d'assister à son premier cours du soir. Des dernières semaines, c'était bien la seule chose qui lui avait apporté un peu de réconfort. Même s'il trainait derrière lui une réputation de fainéant à cause de la flemme magistrale qu'il avait toujours à commencer ses devoirs et à cause de l'ennui éreintant qu'il ressentait en classe, il était en réalité bien plus courageux que la majorité des jeunes de son âge. La ligne de conduite du père Michel était aussi la sienne. Sauf qu'il ne se réalisait pas dans les équations et les dictées, mais dans la musique et le dessin. Un de ses projets, d'ailleurs, était de réaliser son propre court métrage d'animation, prévu pour durer à peine trois minutes, où il serait à la fois le compositeur de la bande son, l'interprète unique et l'animateur en chef. Mais devant le nombre impressionnant de cellulos à produire pour même pas deux cent quarante secondes de film, et à cause d'un cruel manque de temps, il avait été obligé de remettre indéfiniment à plus tard cet objectif.

GabrielOù les histoires vivent. Découvrez maintenant