VI - Léo

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Je fais semblant de ne pas m'intéresser à ce qu'il se passe de l'autre côté de la vitre. Assis nonchalamment sur la banquette du studio, le bras de Marjorie posé autour de ma taille, j'ai fini par baisser les yeux, dans le vague, les oreilles bien à l'écoute. Je donne bien le change, je parais impatient que cela se termine, insensible de me trouver là à juger celle qui nous rejoindra peut-être. Il n'en est rien. Tout n'est qu'une façade.

Je n'aspire qu'à une seule chose et cela m'effraie de savoir que celle-ci est sur le point de se produire. Je n'ose même pas lever les yeux vers celle qui va bientôt se remettre à chanter. J'ai déjà pris le risque de la regarder lors de son premier passage au théâtre et maintenant, quand elle m'a lancé ce regard avant de commencer. Je ne veux plus recommencer ; ce que je vois d'elle chaque fois, me déstabilise. J'ai rarement pu admirer une beauté à la fois si naturelle et si sauvage ; Ces cheveux bruns tombent en cascade sur ses épaules, certaines mèches sont raides, d'autres bouclées. Elle ne doit pas s'en occuper plus que ça car l'ensemble a quelque chose d'indomptable. Sa bouche est un appel aux fantasmes, quant à ce jean, je parviens aisément à imaginer ce qu'il recouvre. Si elle devient membre du groupe, avec sa voix, ses yeux couleur des abysses trop troublants et son physique, je ne donne pas cher de ma concentration.

Nous en sommes à la troisième prise. Lorsque je ne peux m'en empêcher, je soulève la tête dans sa direction, un bref instant ; Elle a le regard qui pétille de se retrouver là, et son sourire ne quitte plus ses lèvres depuis qu'elle s'est mise à chanter pour nous. En cet instant, elle est à des kilomètres de la jeune femme qui avait débarqué lors de sa première audition. Rien à voir avec cette fille qui avait déguerpi plus vite que son ombre. Là, elle impose sa présence, prend tout l'espace, laisse sa voix envahir l'habitacle. Elle s'épanouit, n'a plus peur, n'hésite plus. Et plus les prises s'enchainent, plus cela devient flagrant. Elle n'est pas faite pour être une simple choriste.

Jules avait raison, bordel.

Elle n'en a pas conscience mais les gars ont retenu leur respiration dès les premiers instants où sa voix s'est portée jusqu'à nous. Au travers de nous. Si Jules n'a jamais eu le moindre doute sur ses capacités, je constate, à quel point, Paul et Gaspard sont devenus sérieux. Il est rare de les voir si concentrés. Elle leur fait tourner la tête, même le producteur semble s'être attendri.

- Alors ? Me demande Jules en arrivant près du canapé, le regard fixé de l'autre côté de la vitre. Tu ne peux plus remettre en doute mon choix maintenant.

Sans le vouloir, je me tends légèrement dans ma position. J'ai peut-être berné le reste de la troupe, mais lui me connaît trop. Le regarder maintenant ne serait qu'un aveu sur ce qui m'agite à l'intérieur.

- Elle est pas mal, dis-je finalement en relevant les yeux vers la fille dans l'autre pièce.

- Pas mal ? Ironise-t-il. Personne n'a chanté tes chansons de cette façon.

A côtés de moi, Marjorie se raidit. Les paroles de mon meilleur ami ne doivent pas lui plaire et cette idée m'exaspère. Je me redresse alors pour qu'elle se dégage de moi. Mes yeux ne quittent toujours pas la silhouette qui se balance gracieusement en chantant.

- Le problème c'est qu'elle ne les chantera pas vraiment : si tu fais d'elle ta choriste, elle ne sera qu'une voix au loin.

J'ai dis ça pour le provoquer, pour qu'il m'avoue clairement ses intentions. En reportant mon attention sur lui, je remarque très bien avoir réussi.

- Te fous pas de ma gueule ! Rouspète-t-il en comprenant mon jeu. Tu ne crois plus à cette histoire de choriste depuis le moment où tu l'as entendue toi aussi.

Restart with Song [Publié chez Hugo Poche]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant