Partie 3

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Le quotidien de Süleyman

Le jour se lève, il est 6h35.

Comme à l'habitude, le bruit de la circulation matinale me sort brutalement de ma nuit trop courte. Mon corps commence à montrer des signes de faiblesse de plus en plus fréquente. Mais le destin ne me laisse pas le choix. Je viens d'avoir 28 ans, comment, si jeune ne pas être un exemple pour mon fils malgré la misère et l'acharnement des malheurs successifs que je vis depuis l'exil forcé ...

Je ne peux baisser les bras, je me le répète telle une prière, je me l'interdis... Chaque matin, lorsque mon regard se pose sur le visage de mon fils Yanis, je me  répète ce serment intérieur, et je le répéterai  tant que mes jambes me porteront. Je  te donnerai ma vie, à toi mon fils, mon trésor...

Yanis a hérité de cet air candide qu'avait sa mère. Une espèce de lueur d'espoir brillait dans ses yeux, dans n'importe quelle situation. Dès que je le vois, la vie reprend le dessus avec du sens et de l'espoir.

Rien que pour cela, je me battrai, contre le sort, jusqu'à son dernier souffle, pour mon fils qui me reste, pour Sorayah ma perle perdue ...

Cette nuit encore, j'ai été hanté par ce cauchemar qui ne me quitte plus. Je me réveille à chaque fois vers 2 heures du matin en sueur et en larme. Cette sensation d'estomac étiré et bouillonnant, comme si je revivais ce drame encore et encore ....

Cette nuit, je n'ai pas eu la force d'écrire, accablé par la fatigue. Depuis peu j'ai décidé d'écrire un recueil de pensées et de poésies dans l'espoir de laisser une trace à mon fils et à ceux qui par ignorance nous jugent ou sont révulsés à l'idée même de partager le même trottoir que nous...

Certains matins, je succombe, mes larmes coulent toutes seules, je me refais la scène, qu'est ce j'aurai pu faire différemment? Ai-je manqué de courage ? Est-ce que j'aurai pu sauver  ma femme, ma Sorayah...

J'ai le sentiment que cette culpabilité me hantera à jamais ...

Je me refais le film de ma propre existence, et du destin qui est le mien, celui de Yanis ...

Les rares instants que je passe avec mon fils, je cherche à me réinventer pour le distraire et lui donner un semblant de vie "normale". En dehors du camp, mon paraître est trompeur, je ressemble à monsieur tout le monde .... Mais ma réalité, ma condition, ma situation qui peut l'accepter ? Sûrement pas cette fille qui prend de plus en plus de place dans mon esprit. Elle est si belle, si élégante ...

Je me dis " arrête Süleyman jamais elle ne s'intéressera à toi ... si elle savait où tu vies , si elle connaissait ta misère..."

J'essaie d'ignorer cette petite voix intérieure, pour éviter que la réalité ne soit trop rude à accepter le cas échéant ...

Pour me distraire et m'occuper j'aime prendre sur mes épaules Yanis et faire l'avion, j'ai une complicité incroyable avec lui depuis que j'ai perdu Sorayah, son affect s'est reporté entièrement sur moi  ... Moi qui aime  le football, je partage ma passion avec ce petit bonhomme, une canette de soda en guise de ballon. Nul besoin de vrai ballon pour passer un moment authentique ensemble.

En présence de Yanis, je m'oblige à sourire même si rien ne va, que les provisions venaient à manquer, qu' aucun projet n'était possible malgré tous mes sacrifices ...

L'angoisse me tenaille chaque jour un peu plus, mais la dignité m'empêche de laisser paraître un quelconque signe de désarroi, pour mon Yanis et ma défunte épouse Sorayah, je n'ai pas le choix : le combat contre la misère ne peut être gagné que debout et la tête haute...

Hier par chance, j'ai pu récupérer des restes de la banque alimentaire : des biscuits et du lait, quelques pommes... Rassuré pour la journée, je prépare le petit déjeuner de Yanis, je dois le déposer chaque matin à la garderie du foyer géré par une association humanitaire "les cœurs du monde" installée au sein même du camp, à deux pas de mon campement de fortune...

Souvent je me lève plus tôt que les autres habitants du camp, j'aime accompagner le lever du jour, prendre ce bain de soleil chaque matin, cela me rappelle d'où je viens ...

Herat la magnifique, une contrée d'Afghanistan, ma terre que j'ai quitté brutalement... Comme un enfant qu'on arrache des bras de sa mère...

Il fut un temps, malgré mon jeune âge, j'étais reconnu, respecté pour la sagesse que l'on me reconnaissait ... J'étais l'homme lettré, le professeur de français vers qui on venait de loin pour demander conseil... Aujourd'hui je suis ici, dans ce camp un mendiant, un paria, un étranger dont personne ne veut...

J'aime méditer après ma pause spirituelle qui donne sens et force à mes efforts face aux épreuves de la vie...

Ah voilà Yanis mon bébé tu es réveillé. Viens dans mes bras ...

"Papa j'ai froid, pourquoi on ne retourne pas chez nous? Je veux retrouver ma chambre."

Je retiens mes larmes : " mon petit prince, si tu savais, moi aussi je veux retourner chez nous, mais nous devons patienter, notre voyage n'est pas terminé, un jour nous retournerons ..."

Mais Yanis insiste malgré ma réponse :

" Mais papa, cela fait des mois que nous sommes ici, tous les jours tu me dis la même chose!" Je soupire et réponds en tentant de masquer ce ton désemparé qui s'empare de moi, non je dois contenir mon émotion.

"Promis mon bébé, un jour je te raconterai les raisons de notre départ, mais on va être en retard dépêche-toi sinon je vais rater mon train, je dois être à l'heure au travail."

" Papa je peux venir s'il te plaît, s'il te plaît ! Je veux venir avec toi au travail !"

Que faire, face à ce destin qui s'acharne contre nous ? J'avais l'impression de passer mon temps à me battre, prisonnier de mon destin, de cette vie où finalement tout ne tient que sur un fil ....

"Non désolé, je ne peux pas aujourd'hui, un jour promis papa t'emmènera avec lui"

7h45 : Je dépose Yanis au centre après une étreinte pleine d'affection, devenue un rituel entre père et fils ... Devant ce foyer, le cœur serré, ravalant mes larmes, je me souviens comme hier, cet instant où ma vie a basculé, plus rien ne sera comme avant ...

Je retrouve le chemin de la gare, j'enfile mon unique costume habituel, je prends le soin de l'inspecter pour qu'il soit le plus propre possible. La dignité est la richesse du pauvre...

Je marche plus vite que d'habitude de peur de rater le train de 8h15. Malgré les angoisses du quotidien et la faim qui me tenaillent, je souris, mon visage s'illumine à l'idée ... Oui depuis cette rencontre magique...

Je suis excité à l'idée de retrouver cette jeune femme, dont j'ai tout à découvrir qui me fait oublier l'espace d'un instant ma condition de réfugié. Elle est devenue mon moment d'évasion, ma porte de sortie, oui je me mets à rêver ... Même si je sais que deux mondes nous sépare sans même la connaître ...

Le dernier trainOù les histoires vivent. Découvrez maintenant