Après cette journée chargée de déception, j'ai récupéré Yanis, j'ai fait comme si tout allait bien... Je l'ai pris dans mes bras et je l'ai humé comme pour sentir un parfum de bonheur qui vous remonte le moral et vous permet de sourire alors que vous êtes noyé par la tristesse...
Après avoir donné les dernières réserves à Yanis pour le repas du soir et jouer avec lui au ballon avec notre fameuse canette, j'accompagne Yanis dans son lit de fortune dans le petit coin de notre cabanon fait de tôles et de planches récupérées ici et là .
Je lui fais un bisous sur le front en lui rappelant une phrase devenue un rituel : "n'oublie jamais mon fils que je t'aime de tout mon coeur quoi qu'il arrive."
Moi qui étais timide, j'ai dû apprendre à libérer l'expression de mes sentiments suite à la disparition de ma femme comme pour dire les mots qu'une mère adresserait à son fils tout naturellement ...
Avant de dormir Yanis me demande :" Papa, pourquoi tu n'as rien mangé ce soir?"
Comment lui dire que j'ai laissé ma part pour son déjeuner de demain matin ...
Je lui réponds avec les larmes au coeur " mon bébé, j'ai mangé avant de venir, ne t'inquiète pas pour moi, il est l'heure de dormir, demain j'ai une journée de travail qui m'attend..."Une fois Yanis mis au lit, je sors dehors pour laissé couler les larmes dans le silence de la nuit, comme pour prendre à témoin le ciel étoilé que je n'en peux plus...
Je m'inquiète déjà de ce que je peux lui donner à manger demain soir, heureusement que les repas de midi sont assurés par l'association "les cœurs du monde". Tous les jours, des inconnus, français ou étrangers apportent vêtements et vivres pour permettre à cette petite association de faire des petits miracles en offrant un repas chaud et un peu de chaleur humaine ...Je retourne dans le cabanon, je prends mon petit livre de recueil pour annoter quelques pensées, éclairé par la clarté de la pleine lune à travers la petite lucarne en plexiglace et la lampe à huile que j'ai déniché dans une brocante. Je me mets à écrire, histoire de rendre à la douleur de mon coeur les ailes de l'éternité, pour ceux qui un jour tomberont sur mes modestes écrits ...
"l'Astre de mon coeur"
Il y a des nuits sans etoile,
Mais jamais sans ton souvenir,
Il y a des soirs sans repas,
Mais jamais sans ton amour,Il y a des jours où le rire est roi,
Mais toujours une larme pour toi,
Il y a des instants sans rappel,
Mais toujours un retour vers toi,Tu es Partie, sans un au revoir ni un regard,
Je n'ai de mots si ce n'est mes cris de douleur,
Je n'ai pu te retenir face au destin,
Me voilà telle une âme sans vie,Sans ta chaleur, je meurs de froid,
Sans tes étreintes je ne tiens debout,
Sans ta présence je vie dans le passé,
Tel un damné livré aux affres de la mort ...À ces quelques vers en prose mon coeur sent le besoin de s'allonger comme pour étaler cette douleur que la gravité fait peser sur mon âme... Le film de ma vie se rejoue ...
Engagé dans un très long périple, je suis arrivé avec ma femme Sorayah et Yanis en Anatolie. Ici débute notre voyage vers "l'eldorado européen", ce rêve que j'avais tant lu dans la littérature française...
Arrivés en Turquie, nous avons affronté les premiers dangers, toutes nos économies y sont passées, le marché de la traite des humains pris à la gorge par les guerres et la misère a le vent en poupe...
La frontière terrestre avec la Grèce est en effet séparée par un mur de barbelés. Nous n'avons pas eu d'autres choix que de rejoindre les côtes turques, payer un passeur et monter à bord d'une embarcation surchargée pour atteindre les îles grecques comme Kos ou Samos...À peine allongé, alors qu'il est une heure du matin, même le sommeil se refuse à moi...
Les souvenirs dans cette solitude me reviennent, je revis le drame de cette nuit, mes yeux inondés par les larmes, je ressens à nouveau cette secousse, cette vague qui renversa notre embarcation, ces cris déchirant le ciel dans cette nuit plus glacée que la mer, je ne peux me contenir à ces souvenirs renversant mon équilibre intérieur, dès que nous sommes tombés à l'eau Sorayah criait :
"Yanis!!! Yanis!! Mon fils!"
J'entends tous les soirs cette voix raisonner dans ma tête!"Süleyman!!! Süleyman!!! Yanis est tombé!!! j'ai perdu Yanis!!! Yanis!!!
Mon bébé!!!! J'ai perdu mon bébé !!! Je t'en supplie retrouve le !!! Aidez-moi!!!! J'ai perdu mon enfant !!! "Entre débattement et noyade, Sorayah criait de toutes ses forces comme pour chasser la mort venant chercher notre progéniture...
J'enlève mon gilet de sauvetage et je plonge sous l'eau profitant du faible reflet de la lune sur la mer, mais impossible de le voir, les vagues sont de plus en plus déchaînées, chaque fois que je remonte en surface j'entends ces âmes aux abois, les survivants s'accrochent comme ils peuvent à la coque renversée, je ne sais combien sont perdus ...
Au moment où mon espoir commençait à s'évanouir, alors que je m'épuise, j'aperçois Yanis flottant sur l'eau à moitié assommé mais vivant !
À cet instant une chaleur gagne mon corps de bonheur. Je le saisis et le ramène tant bien que mal vers le bateau retourné ...
Une fois arrivé, je m'aperçois que Sorayah n'était plus là, moi qui jubilais de lui remettre notre trésor entre les bras... Mon cœur explose de douleur, je confie Yanis à Jalile, un migrant qui a réussi à s'accrocher ... Je repars, je plonge, je remonte, je crie désespérément :
"Sorayah!!! Sorayah!!!"
Je tourne la tête à gauche, à droite, je me retourne ... En vain pendant deux heures j'ai fais des allers retours autour du bateau tel un poisson fou pris de panique ...Epuisé, je n'ai plus que ma voix, mes cris de douleur, dans ce ciel où s'élève nos lamentations.
J'ai déchiré, ce jour-là mon âme par mes cris, l'horreur et la tragédie avaient trouvé refuge dans mon cœur, je n'avais même plus assez de larmes, seulement des gémissements.
Je finis par m'évanouir près de l'épave du bateau. Au petit matin, lorsque j'ouvris les yeux, c'est le visage de Jalile qui était là, exténué : il avait passé toute la nuit à nous maintenir Yanis et moi prés de la coque...J'aurai aimé ne jamais me réveiller, une fois Yanis sauvé j'aurais dû rejoindre Sorayah dans les abysses de cet océan devenu le cimetière de la misère du monde.
Et de son indifférence...Pourtant, dès l'instant que nous avons mis les pieds sur le petit bateau en fin de vie, j'ai voulu faire demi tour, je sentais comme un malheur nous guettant.
Mais c'était trop tard, nous avions quitté le rivage des côtes turc pour rejoindre l'île grec de Samos. Le capitaine qui se faisait nommer Bilal nous avait rassuré en disant :
"Ne vous inquiétez pas je connais ce chemin et cette mer , j'y suis né sur cet horizon qui vous fait peur ... Pensez au bonheur qui vous attend de l'autre côté en Europe .... "Douze heure plus tard, un bateau de pêche grec nous repéra et nous ramena sur l'île de Samos, déshydratés et souffrant d'hypothermie nous avons été pris en charge par les secours ...
Sur les vingt personnes seulement sept d'entre nous survécûmes ... Dieu merci , il existe encore des héros anonymes... comment oublier Jalile ... ce héros de mon coeur que le destin a fait un Frere de sang ...Epuisé de chagrin et de faim, je me suis endormi sans m'en rendre compte ...
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Le dernier train
Romance"Les plus belles rencontres sont les plus improbables." Deux inconnus, deux mondes qui se côtoient en ignorant tout l'un de l'autre. Deux êtres brisés, qui oublient l'espace d'un trajet en train, le destin qui est le leur...