Partie 8

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Sarah : 17h50...

Quand j'imagine Süleyman m'attendre sur le quai sans m'y trouver, mon cœur se brise en morceaux dans ma poitrine. J'avais placé tant d'espoir dans ces retrouvailles, je m'étais prise à rêver que l'on pourrait se noyer mutuellement dans nos regards. Puis au fil des échanges, se découvrir. Tout en délicatesse, comme une rose qui prendrait le temps d' éclore. Poétiquement...

Et pourtant à 18h30, je suis seule et grelottante sur ce quai. La nuit est déjà tombée depuis une heure environ, un épais brouillard a recouvert la gare. L'atmosphère est quasi irréelle, presque cinématographique. J'aurai tant voulu que Süleyman soit là... C'eut été un décor des plus romantiques pour des retrouvailles nocturnes.

Je ne peux chasser de mon esprit ce moment merveilleux, sous sa veste, lorsque nous tentions de nous abriter de la pluie. Je pense que lorsqu'il pleuvra, cette image me reviendra souvent à l'esprit.

J'ai 32 ans, et jamais un homme ne m'a protégée de la pluie. Ce geste qui paraît simple, anodin, a bouleversé la femme épuisée de se battre, en moi...

Je n'ai jamais ressenti ce sentiment de sécurité qu'est censé offrir un homme à une femme.

Au contraire, j'ai toujours eu le sentiment qu'il ne fallait jamais baisser la garde. Que ce monde n'était qu'un précipice, un combat qu'il fallait mener seule, du premier cri, jusqu'au linceul.

Pourtant, j'ai failli un jour, croire en l'amour. Le véritable amour.

Je ne dis pas que je suis juive. Car je n'ai jamais été certaine de ma légitimité. Ma mère est française, et dans la tradition juive, c'est la mère qui transmet la pureté du sang juif.

Mon père s'est toujours appliqué à me rappeler que si on ne me posait pas directement la question, je n'avais pas à le préciser. Depuis mon enfance, j'avais l'impression de vivre dans l'imposture, dans le mensonge. Comme si j'étais une "demi-juive", que j'avais une "demi-légitimité".

A la synagogue, lorsque je commençais à être remarquée par certains "bons partis", mon père divorcé depuis plusieurs années avec ma mère, s'évertuait à me coller l'étiquette de la belle fille de rêve. J'ignorais quoi en penser, j'étais si jeune. Et puis je voulais appartenir à une communauté, quitte à dissimuler une partie de mon identité.

Puis les yeux d'Avigdor se sont posés sur moi, et le monde a cessé de tourner. Avigdor était un juif pratiquant, très attaché à sa foi, toujours au premier rang pour le Shabbat, estimé des anciens et vénéré des plus jeunes. Il était aussi la coqueluche des demoiselles et le rêve de beaucoup de mères désireuses de marier leurs filles.

Mais c'était sur moi qu'il avait jeté son dévolu. Je le sentais dans ses regards insistants, dans ses gestes mal assurés, dans son sourire béat. Ça n'avait pas échappé à mon père, qui s'empressa d'inviter sa famille au déjeuner. Avigdor était le gendre idéal, il venait de finir sa spécialité, et commençait à exercer son métier de chirurgien dans un prestigieux hôpital parisien. De plus, il était ce que l'on pouvait appeler "un bon juif". Attaché aux valeurs de la communauté, fervent défenseur de la politique israélienne, et du droit au peuple juif de revendiquer une terre qui leur a été explicitement destinée dans les textes anciens.

Avigdor n'eut pas beaucoup d'effort à faire pour me séduire, j'étais naïve et son tempérament de leader me donna instantanément envie de tout faire pour lui plaire.

Mon père, qui toute mon enfance, avait été très absent pour son travail, semblait avoir placé tous ses espoirs en cette union. Il voulait, je pense, m'assurer le meilleur avenir qu'il soit. Ma mère, dont les symptômes devenaient de plus en plus évidents, devenait une honte pour nous deux. Il s'arrangea pour l'écarter de tous les repas où la famille d'Avigdor était présente. Il prétextait que ma mère ne voulait plus entendre parler de nous, qu'elle avait refait sa vie avec un autre, et que nous ne devions compter que sur nous deux. Je savais que c'était faux, mais je ne voulais pas contrarier les plans de mon père, ni faire fuir Avigdor, avec une mère Alzheimer et non juive.

Les fiançailles furent rapidement scellés, je vivais un rêve éveillé avec mon bel Avigdor, qui venait parfois me chercher à l'improviste en fin de semaine pour des destinations romantiques. Venise, Prague, Vienne... Tout était magique.

Jusqu'à ce qu'il rompt brutalement les fiançailles par simple message, me menaçant de ne plus l'approcher, mon père et moi. Que nous n'étions que des faussaires, opportunistes et qu'il n'avait aucune intention de se marier avec une fille qui n'appartenait pas "réellement" à sa communauté, qu'il ne se pardonnerait pas cela, au nom de la prospérité des siens.

Dans le même temps, mon père, humilié dans son honneur, presque imperceptiblement, s'éloigna de moi. Comme si il avait fait le deuil d'un mariage digne de ce nom.

Ce jour là, j'ai cessé de croire en l'amour, j'ai cessé d'espérer la sécurité des bras d'un homme. J'ai compris que tout cela n'était rien d'autre qu'un mirage, une ombre fugace.

Et je suis devenue celle que je suis. Une femme qui s'est faite toute seule. Un regard qui ne laisse rien transparaître, impassible. Peu d'amis, aucun confident. Une femme dont l'âme n'épanche son chagrin que sur son piano, dans le silence de son grand appartement...

 Une femme dont l'âme n'épanche son chagrin que sur son piano, dans le silence de son grand appartement

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Süleyman... Bercée par son image, je finis par sombrer dans un profond sommeil, recroquevillée dans mes draps froids.

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Le dernier trainOù les histoires vivent. Découvrez maintenant