Chapitre 31

45 7 3
                                    

Je reste figée un instant avant de reprendre mes esprits. Keydjin gît, inconscient, sur le sol. Oui, et alors ? Pas de quoi en faire un drame voyons.. J'aide Caleb à le coucher sur le côté et découvre qu'il saigne de nouveau du nez. Qu'est-ce qui lui arrive à la fin ? J'essaie de stopper le saignement, en vain. Il n'y a rien à faire. Son visage est bouillant. Je place deux doigts sur son cou et me rassure. Au moins est-il toujours en vie. En tout cas, son cœur bat, je suppose que c'est bon signe. Le filet de sang qui s'écoule abondamment n'est pas un bon signe, en revanche. Caleb s'est relevé, et ne bouge pas.

-Tu comptes jouer l'arbre encore longtemps ? Je m'écrie. Bouge, va chercher les autres !

Il se décide enfin à réagir et s'en va en courant. Le sang coule toujours le long de la joue de Keydjin. Je ne sais pas quoi faire. En plus, maintenant, je suis seule avec le corps inerte de mon ami. Et si c'était la brume ? J'essaie de lui murmurer des paroles rassurantes, de le ramener sur terre, dans la réalité. Rien n'y fait, les gouttes de sueur se forment toujours sur son front, de plus en plus nombreuses. Une flaque de sang se répand sur le sol. Mon jean en est recouvert. Je n'y fait pas attention. Il y a plus important. Comme la brume fluorescente qui s'épaissit de plus en plus autour de nous. Bientôt, nous sommes encerclés par celle-ci, et je ne perçois plus la forêt. Comment les autres vont-ils nous retrouver ? Je suis déjà désespérée par l'état de Keydjin, et si les seules personnes susceptibles de lui venir en aide n'ont aucun moyen de nous trouver, alors là, je me retiens difficilement de pleurer. Ce n'est pas le moment de flancher. Je me relève, bien décidée à trouver comment repousser cette brume. Je me concentre à fond afin de créer un champ de force, mais il disparaît aussitôt. La brume se rapproche encore et enveloppe le corps de Keydjin. Je me jette sur lui afin de ne pas le perdre et je tombe une fois de plus dans son sang. La brume se resserre encore sur nous. J'enroule Keydjin de mes bras et tente de me protéger aussi en pensant à tout ce qui est réel. Pourtant, la vapeur fluorescente n'a pas le même effet que la première fois. En tout cas, je n'ai pas l'impression de délirer. Je serre Keydjin de toutes mes forces tandis que la brume se referme sur nous. Lorsque celle-ci m'atteint finalement, mon corps se paralyse complètement et la fatigue me tombe dessus tel un bloc de ciment. La dernière chose que je perçois, c'est la respiration de Keydjin qui se fait plus irrégulière, comme s'il se réveillait enfin. Je ne vois rien d'autre et je sombre dans le noir, toujours couchée sur lui. Comme si j'allais pouvoir le protéger en étant inconsciente...

Quelques temps après, je me réveille atrocement courbaturée après la paralysie de la brume. Le côté droit de mon visage baigne dans le sang de Keydjin. En me relevant et en enlevant les cheveux de ma figure, je m'aperçois que mes mains en sont recouvertes aussi. Super, maintenant j'ai le visage entier couvert de liquide rouge. Attends, quoi ? Keydjin n'est plus là. Il a carrément disparu. Non, non, non, ce n'est pas possible ! Je cherche désespérément autour de moi, je crie son nom. Ma voix est encore endormie, grave. J'ai mal partout, mais je fais abstraction de tout ça. Je tourne en rond, mais c'est inutile. Il n'y a personne. Même le reste du groupe ne m'a pas rejointe. Seul point positif, la brume s'est un peu dispersée. Il fait toujours nuit noir, et les restes fluorescents de vapeur m'éclairent légèrement. Je n'entends plus que le sifflement du vent. Il fait toujours aussi froid, encore plus maintenant que je suis seule. Le sang de Keydjin a fini par sécher sur mon visage et mes vêtements. Je me déplace lentement à travers les bois, dans le but de trouver quelque chose, peut-être quelqu'un. Déjà avec le groupe, je sentais mes forces aspirées, mes idées s'embrouiller, et mon cœur désespérer, mais alors seule, je suis au bord du suicide. Keydjin a été emporté par la brume et j'ai laissé cela arriver. Tout est de ma faute. Et s'il était mort ? Je préfère ne pas y penser. Je tourne en rond pendant des heures et des heures. Je me traîne, même. Mon cerveau ressasse tout ce qui aurait pu arriver aux autres. Dans la liste, il n'y a rien de bon. Je sanglote tout en avançant doucement. Je trébuche toutes les deux branches. Je tourne en rond, encore et encore. Aucune trace de vie dans les alentours. Le plus inquiétant, c'est que Keydjin a disparu sans même prêter attention à moi. Peut-être était-il sous l'emprise de la brume. Peut-être est-il mort, maintenant. Non, je n'ose pas y penser. Au bout de quatre heures de marche, je me roule en boule au pied d'un arbre et je fonds en larmes. L'atmosphère me pèse atrocement sur le moral. J'entends des voix, des sifflements, des rires. Je place les deux mains sur mes oreilles et j'essaie de chasser les horribles pensées qui me viennent. Le monde tourne autour de moi. La nausée me prend lorsque je vois toutes les ombres qui se mouvent dans l'air. Prise de vertiges, je ferme les yeux de toutes mes forces. Je perçois toujours les bruits inquiétants qui fusent de partout. J'entreprends de chantonner pour ne pas céder à la panique. Je chante de plus en plus fort, à travers mes larmes, je chante toutes sortes de chanson. Je repense à Keydjin et mon cœur s'emballe de nouveau. Ça y est, je panique. Il a disparu à cause de moi, parce que j'ai été négligente. Tout, tout est de ma faute. Le pire de tout, c'est que je suis vraiment seule, cette fois. Je sais que ce n'est pas un tour de la brume, je le ressens. La seule vérité ici, c'est que je n'ai plus personne, que mes amis sont peut-être en danger, et que je n'ai plus la force de rien faire. Une fois que je n'ai plus de voix, ni de larmes, je sombre petit à petit dans le sommeil, sans pouvoir plus lutter. Je me résous à l'idée que je vais mourir ici. Dans d'autres circonstances, je me serais relevée, je me serais nettoyé le visage, j'aurais changé de vêtements, mais je dois faire face à la triste réalité. Je vais finir mes jours ici, roulée en boule dans la forêt, recouverte du sang séché de mon ami porté disparu. Disons qu'il y a plus classe. Je n'ai plus la force. Ni physique, ni morale. Ces derniers jours ont été si éprouvants. Toutes ces épreuves, toutes ces révélations sur ma vie, tout ça m'a vraiment changée. Je me suis découvert des capacités qui m'étaient insoupçonnées. En plus de cela, j'ai fait de merveilleuses rencontres. Certes, j'ai foiré avec pas mal d'entre elles, mais bon. Le pire, c'est que tout cela n'a servi à rien puisque je suis en train de mourir, seule, sans avoir rien accompli. Par dessus tout, je pense à Caleb. Caleb.. Oui, ce pathétique et arrogant garçon. Il n'empêche que je m'en veux horriblement de l'avoir rejeté de cette manière, sans aucune explication. Bon, il l'avait un peu cherché, mais tout de même. J'espère qu'il a réussi à retrouver le reste du groupe et qu'ils ont continué à avancer car je ne veux pas être la cause de la victoire de Nhaundar. Surtout s'ils perdent leur temps pour me retrouver morte. Ce serait vraiment dommage. Finalement, je me laisse totalement glisser sur le sol. J'en ai fini de me battre. J'en ai fini d'être un poids mort. Enfin non, vu que je vais mourir. J'en ai fini d'être un boulet pour les autres, quoi. Et je sombre dans le noir, attendant que la dame en noir passe me chercher, sans avoir la moindre intention de riposter. Hayleen ! Qu'est-ce que... ? Je n'entends plus les rires et les sifflements. Je n'entends plus rien, sauf cette voix inquiète, qui crie mon nom. Mon nom qui résonne dans ma boîte crânienne. J'ai peur de la mort. J'ai peur d'abandonner mes amis. Mais c'est comme ça. Je n'ai jamais vraiment eu le choix, finalement. Je n'ai jamais réellement décidé du chemin que je prenais. Je distingue faiblement mon corps qui se soulève, devenant plus léger. C'est l'heure, enfin. Merci pour tout ce que j'ai vécu. Parce que malgré tout, j'en suis heureuse. Caleb, je m'excuse. Je t'aime à la folie mais tu ne le sauras jamais parce que j'ai été trop fière pour te l'avouer. Il est temps de me retirer.

Hayleen, je t'en supplie, reviens ! Hayleen, je peux pas te perdre, tu m'entends? Hayleen !

Je reconnais cette voix.. Et elle ne ressemble en aucun cas à la voix que je me faisais de la faucheuse. Ou alors la faucheuse est un homme. Avec une voix grave et mielleuse. Une voix que je connais. Je savais que la mort faisait tout pour nous attirer quand l'heure était venue mais... C'est vraiment perturbant.. Non. J'aime l'état dans lequel je suis. Je ne pense plus à rien, je suis simplement endormie, paisible. J'arrête mes efforts pour respirer et j'attends. J'attends d'avoir la confirmation que je suis comme cela pour toujours. Cette expérience de la mort est bien plus agréable que la première, lorsque Keydjin m'avait tué. Keydjin.. Je n'ai plus le contrôle de rien, mais ça ne me dérange pas. Au contraire, je me sens tranquille, en paix. Apparemment, quelqu'un en a décidé autrement. Alors que je suis dans le noir complet depuis bien ce qu'il me semble être une dizaine de minutes, je sens des pressions sur mon abdomen. La douleur de ces gestes me font prendre conscience que je ne suis pas encore morte.

Hayleen ! Arrête de faire ton caprice ! C'est bon, tu as toute mon attention ! Je t'en prie...

Je sens l'air s'infiltrer dans mon corps tandis que la voix se tait. J'entends vaguement des sanglots lointains. Je n'ai plus la force.. Je n'ai jamais eu la force de tout cela.. Je suis désolée..

Teriss ! Je te jure que si tu te réveilles, tu pourras m'insulter de tous les noms ! On pourra se charrier jusqu'à la fin de nos vies. Je ferai un effort incroyable pour tenir jusque là, je te le promets. Pour cela, tu as juste à prendre une petite inspiration !

Et les pressions sur mon torse reprennent de plus belle.

Caleb, ça suffit.. Elle est partie, maintenant, sanglote une deuxième voix.

Une seconde.. Si je sens les pressions sur mon torse, si j'entends la voix de mes amis, de Caleb... Je ne suis pas encore partie, et il ne tient qu'à moi de choisir ce qu'il va se passer ensuite. Pour une fois, à moi de faire le choix qui me convient. Je me concentre pour prendre une inspiration, une seule petite inspiration. Un tout petit peu d'air et je pourrais ouvrir les yeux. Jusque là, je n'avais pas remarqué que je bloquais moi-même ma respiration. Lorsque je prends la décision de la débloquer, ce n'est pas une petite inspiration que je prends, mais une grande bouffée d'air. C'est grâce à elle que je me raccroche à la vie. En ouvrant les yeux, je remarque Caleb, en larmes, au-dessus de moi. Il me regarde avec surprise, le souffle coupé. Je calme les battements de mon cœur, observée par tous mes amis, qui rient de soulagement.

-Alors comme ça, t'as vraiment cru que tu allais te débarrasser de moi si facilement ? Je souffle, allongée sur le sol.

Caleb sèche discrètement ses yeux, pour ne pas que je les vois, mais c'est trop tard. Il sourit et secoue la tête.

-Il faut croire que non, lance-t-il avec un clin d'œil. Bon, je vais t'aider à te nettoyer. Tu me faisais déjà flipper avant, mais là, j'ai l'impression que tu peux me sauter à la gorge à tout moment.

Je sais qu'il veut simplement plaisanter, mais je repense immédiatement à Keydjin, et à mon corps couvert de son sang. En plus, Caleb fait tout pour ne pas montrer à quel point il s'est inquiété, mais je le sais maintenant. Il a changé, je peux le lire dans ses yeux. Il semble moins concentré sur lui-même.

-Combien de temps.. ?

-Trois jours.

Mon souffle se coupe de nouveau. Trois jours ? Des centaines de personnes ont pu être tuées, en trois jours. Et ils se sont arrêtés pour me chercher, alors je n'ai fait que les retarder. Je me sens tellement coupable que ma bonne humeur redescend aussitôt. Aussi, je n'imagine pas l'inquiétude que j'ai dû leur causer. Rien qu'en voyant le soulagement se dessiner sur leur visage fatigué, j'imagine qu'ils n'ont pas dû beaucoup dormir. En comptant les personnes autour de moi, je retiens difficilement mes larmes. Ils sont six. Et Keydjin ne figure pas parmi eux.

Les Derniers VeilleursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant