2. L'ermite

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2052

Il pleuvait depuis si longtemps que son imperméable ne méritait plus son nom. Des ruisseaux se formaient dans les chemins forestiers, eux qui se rétrécissaient, s'éloignant peu à peu de la notion même de chemin. Elle espérait être sur la bonne route. Il devait y avoir du réseau, mais son téléphone portable n'aurait pas résisté une minute hors de sa housse de plastique. L'eau déjà tombée remontait aussitôt du sol en nappes de brouillard. On y voyait de moins en moins bien, elle se cognait maintenant aux branches en avançant à tâtons.

Pour couronner le tout, il faisait froid.

Ses bottes en caoutchouc s'enfonçaient régulièrement dans la boue. Elle glissa soudain sur une pierre qu'elle n'avait pas vue, tomba vers l'avant, se rattrapa à un tronc d'arbre dont l'écorce lui lacéra la paume des mains.

Il fallut un dernier quart d'heure d'effort pour atteindre la maison, émergeant du déluge ambiant comme la Providence. Seul un miracle pouvait l'avoir gardée étanche. L'eau qui dévalait le sol s'arrêtait contre le mur récemment repeint.

Elle monta trois marches en bois détrempé et tambourina à la porte. Puis sans attendre, tourna la poignée, constatant que c'était ouvert.

Personne dans l'entrée. L'eau ruisselait de son imperméable sur le carrelage. Elle essora vaguement ses cheveux, entendit le craquement d'un feu dans une cheminée et le ronronnement d'un ordinateur. Elle ne s'était pas trompée d'endroit. Ce fut confirmé par la musique qui flottait, un air au piano délivré par de vieilles enceintes.

La porte s'ouvrit à nouveau ; entrèrent le bruit du vent, un homme engoncé dans un ciré jaune, et une brassée de feuilles mortes.

« Arthur ?

– Salut, Ophélie, dit-il en retirant son manteau. Je t'offre à boire ? Qu'est-ce qui peut te sauver de l'hypothermie ? Une serviette sèche, pour commencer ?

Elle acquiesça.

– Rentre, proposa-t-il.

Il alla mettre de l'eau à chauffer.

– Maintenant, je vais te demander ce que tu fais là.

– Est-ce que ce ne serait pas plutôt à moi de le faire ?

Arthur pinça le nez, surpris.

– Je n'ai caché à personne que je quittais mon labo et mon travail. Je suis ici parce que cela me plaît, et parce que c'est tranquille. C'est remarquable que tu sois venue me chercher jusqu'ici, à pied et par ce temps, mais juste... pourquoi ?

– Est-ce que tu suis l'actualité ?

– Vaguement.

– Est-ce que tu as déjà entendu parler du système Omni ?

– Non.

– C'est un projet du gouvernement.

– Ça sonne effectivement comme un acronyme bien de « chez eux ».

– C'est juste un nom destiné à impressionner.

– Quel lien avec la recherche, Ophélie ? Tu consultes pour les hommes en cravate, maintenant ?

– Tu te souviens d'Athos ?

– Athos ? Ah, oui, ton intelligence artificielle. J'ai dû voir ça passer dans la littérature. Mais beaucoup d'IA ont réussi le test de Turing ces derniers temps.

Ophélie hocha la tête.

– Celle-ci était une IA forte. Les idées étaient implémentées en dur sous forme de schémas de pensée, les mêmes avec lesquels on modélise maintenant la cognition humaine. Ce sur quoi on travaillait tout les deux à l'université. Toi à la faculté d'info et moi à celle de cognition.

– Et votre Omni, c'est quoi comme projet ?

– L'idée est de combiner une intelligence artificielle avec un système d'analyse des données massives.

– Données massives, gouvernement...

Arthur croisa les bras.

– Il y a deux ans, je ne t'aurais pas imaginée travaillant pour les services de renseignement. Je regrette sincèrement que tu aies pris ce chemin.

– Je ne travaille pas tout à fait pour eux.

Dans ce regard gris, on devinait toujours la même solitude, la même inquiétude, le même vide. La recherche scientifique du plus haut niveau ne semblait pas avoir sauvé Ophélie des démons avec lesquels elle s'était toujours débattue.

Pourquoi es-tu là, exactement ? Se demanda-t-il. Pour me parler de ton projet, ou juste pour revoir quelqu'un que tu connaissais ? Ça fait longtemps qu'on ne s'est pas vus, mais tu n'as pas changé. Toujours aussi seule avec tes pensées.

– Nous vivons dans un monde qui ne peut plus être maîtrisé, dit-elle, sauf par un système centralisé capable de regrouper des données et de les traiter lui-même. Pour les services de renseignement, c'est simplement un logiciel de surveillance à grande échelle qui se passe de l'intermédiaire humain. Pour moi, c'est une sorte de géant bienveillant.

– Tu veux nous créer un Dieu de paix et d'amour ?

– De qui veux-tu te moquer ? Tu t'es enfermé dans une maison au fond des bois, en plein milieu de rien, à cinq kilomètres à pied des habitations les plus proches. Tu t'es enterré. Tu ne peux pas critiquer ceux qui essaient de faire quelque chose pour rendre le monde meilleur.

– J'ai encore une connexion internet.

– Elle ne fait pas de toi quelqu'un d'actif. Tu ne vois personne. Tu dois développer des sites web pour gagner ta vie, je suppose.

– Je suis très bien ici.

Cela sonnait faux. Tout n'était pas si parfait. Bien sûr, c'était calme, et au début, c'était tout ce qu'il lui fallait. Mais le désœuvrement avait commencé à le dévorer, lentement, et l'impression qu'il allait passer à côté de quelque chose faisait vaciller sa petite existence...

Ils auraient dû échanger leurs rôles. Ophélie aurait été bien mieux à la place de l'ermite, et lui à celle de l'académicienne de génie. À moins qu'ils soient juste semblables.

– Je voudrais que tu m'aides dans ce projet. Tu es l'un des rares spécialistes de ce type de programmation, et depuis nos articles communs, je n'ai pas retrouvé de collaborateur sérieux pour m'épauler.

Il soupira.

– Je t'en prie, Arthur, j'ai besoin de toi. On tient une occasion unique. D'ici deux ans, tout sera verrouillé et ce seront d'autres personnes qui prendront en charge la mise au point d'Omni. Ils lui donneront des directives pour faire de lui un système paranoïaque, comme eux, et ce ne sera pas une avancée, mais un terrible recul.

– Et toi, qu'est-ce que tu veux lui donner ?

– Je veux lui donner l'envie de rendre le monde meilleur.

– En sais-tu suffisamment, du monde, pour pouvoir estimer ce que ça veut dire : le rendre meilleur ? Toi et moi sommes des humains lambda. Tu penses que nous en savons assez pour mettre au point un dieu ?

Désarmée, Ophélie croisa les bras.

– Désolé, dit finalement Arthur, tu as raison ; de nous deux, c'est moi le moins courageux.

– Non, je te comprends aussi.

Il regarda le plafond et dit exactement ce qu'il ne s'attendait pas à dire quelques minutes plus tôt.

– Je veux te faire confiance. Je vais t'aider, mais uniquement dans ce même but : éviter que ton Omni devienne un monstre paranoïaque à l'image de tout ce qu'ils ont fait jusqu'à présent. »

Finalement tu as gagné, Ophélie. Me voilà de nouveau dans la course. C'est ce que tu voulais, n'est-ce pas ? Pourquoi as-tu toujours l'air aussi triste ?

Rendez-vous à la fin des tempsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant