E D D A
Je n'arrive pas à m'enlever cet homme de la tête. Je le revois en train de convulser sous mes yeux, mais la terreur de ces symptômes inconnus m'empêchait de bouger. Je me sens tellement honteuse. Je n'ai rien fait, je n'ai pas essayé de l'aider, j'étais clouée sur place. Jusqu'à ce que le soldat Anglais ne lui tire une balle en plein entre les deux yeux. Je n'avais jamais vu un homme tué par une balle, et le sifflement de la balle, le fracassement du crâne, le dernier souffle qui s'extirpe des lèvres du nouveau mort, tous ces sons résonnent encore et encore dans mon cerveau. Ils tournent, s'éloignent et reviennent, c'est comme un manège sans fin. Je n'ose à peine cligner des yeux, ne craignant d'être attaquée par les souvenirs tout autant que ces sons à mes oreilles qui ne veulent pas disparaitre.
Alors que je tiens l'homme par ses pieds, et que le soldat Anglais le soulève par les bras, je l'observe. Son expression n'a pas changé, elle n'a pas été affecté à un seul moment. C'est un mur de marbre, un rocher de glace. A chaque fois que mes yeux se posent sur lui, j'ai l'impression que mon être se heurte à un mur de pierres. Il ne me regarde pas, et c'est sûrement mieux ainsi. Il a retroussé les manches de sa chemise, après avoir enlevé sa veste de soldat et posé son casque. Ses avant-bras sont fins mais musclés, et les veines qui strient sa peau ressortent sous l'effort de porter un corps inerte. Moi-même, j'ai bien du mal à le soulever. Nous sommes sortis de l'infirmerie, et nous marchons jusqu'au champ voisin où nous disposons les corps, en attendant de savoir ce qu'on en fait. J'aurais espéré croiser quelqu'un d'autre en chemin, Hilda, ou bien encore le docteur Enrik, afin que le soldat puisse déléguer la tâche à quelqu'un que j'apprécie. Au moins, il ne parle pas, ce qui est agréable, je n'ai pas à supporter les insultes contre mon peuple.
Chaque pas commence à être un supplice, le corps de l'homme parait de plus en plus lourd, mes pieds trainent dans la boue, je la sens recouvrir mon talon d'une nouvelle couche, je la sens glisser entre mes orteils malgré les chaussettes de laine épaisse que j'ai aux pieds. Mes cheveux défaits chatouillent ma nuque humide et tombent devant mes yeux. Le sol devient cependant plus dur, mais il reste souple et moue. Malheureusement, le chemin jusqu'au champ a été particulièrement utilisé ces derniers jours. C'est bien un compliment d'appeler cette parcelle de terre un champ, car elle n'a plus rien d'une étendue de verdure où poussent des céréales au printemps. Nous l'avons souillé, et sont alignés, sur des dizaines de mètres, les corps sans vie de nos soldats. Nous espérons pouvoir les ramener à leurs familles, mais nous ne pouvons les garder trop près de nous. L'odeur est sans aucun doute ce qu'il y a de plus dérangeant. Les corps ont beau être enrubannés dans des draps, leurs numéros de soldats peints dessus afin de pouvoir les identifier, l'odeur est nauséabonde. Lorsque nous mettons le pieds dans le champ, où la terre, martyrisée par nos pas, par nos morts, a noirci, l'odeur monte jusqu'à nous et nous attaque littéralement. Je vois, cette fois, une grimace de dégoût traverser le visage du soldat Anglais, il bloque sa respiration dans sa gorge, mais il sait qu'il ne pourra pas se retenir bien longtemps de respirer. C'est comme avaler littéralement la mort, elle glisse dans notre mort et stagne dans nos poumons. C'est comme respirer sous l'eau, c'est suffoquer à cause du néant que représente l'infini après la vie.
Robbie me lance un regard, et mon reflet apparaît dans ses yeux clairs, c'est à mon tour d'avoir un visage sans aucune expression. Parce que c'est ici que je ne peux rien ressentir. Ici, au milieu de tous ces morts, je ne peux rien exprimer d'autre que la mort elle-même. Le dégoût est un affront à ces hommes qui se sont battu pour leur pays, qui ont suivi les ordres dictés par leurs chefs. Que pourrais-je bien ressentir d'autre, il n'y a pas de soulagement, de peine, de souffrance. Rien n'est assez bon pour ces corps sans vie.
Nous suivons la rangée de corps jusqu'à trouver une place pour y installer ce nouveau malheureux. L'Anglais a accéléré le pas, sûrement veut-il partir d'ici le plus vite possible, mais je peine à suivre son rythme. Je patauge à chaque pas et mes mains glissent sur les bottes du soldat mort. Sa tête tombe lourdement, balancée par le mouvement de la marche, mais ses yeux, grands ouverts, sont fixés sur moi. Ils me jugent. Peut-être m'en veut-il de n'avoir rien tenté pour le sauver. Son menton est recouvert de cette substance visqueuse et noirâtre qu'il a craché avant de mourir, et la sueur de l'effort perle encore sur son front, signe que la vie l'a quitté il y a si peu de temps. Je ne pouvais laisser un tel corps au milieu des autres blessés, ils étaient tous choqués, et surtout, en proie à une panique je ne saurais nommer. Ils disaient que les démons avaient gagné ce monde et qu'ils venaient venger les morts. J'aimerais les croire, et penser que c'est le signe de notre rédemption, qu'il est temps de se faire pardonner devant les cieux. Mais je sais aussi qu'un médecin devrait examiné ce corps, et savoir si un virus ne traine pas dans nos tranchées.
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World War Zombies
Science Fiction10 Septembre 1914, Bataille de La Marne. La guerre fait rage en Europe, et plus précisément en France. Les Anglais sont venus prêter main forte pour vaincre l'ennemi Allemand. Mais, lorsqu'en plein champ de bataille, une épidémie frappe le no man's...