Chapitre 2 : Perdue

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   Cela faisait bien longtemps que nous étions ressortis de cette amalgames de ronces, non sans précipitation, et mon oreille continuait de scruter le fond de la nuit avec attention. Le silence qui pesait depuis que nous avions dépassé la colline devenait angoissant... Maman, toujours devant, portait Aslinn qui s'était endormie en cours de route malgré notre hâte. Nous avancions dans une nuit d'encre qui s'étalait partout autour de nous et je maudissais les esprits célestes qui nous affichaient un ciel vide, sans aucune étoile pour nous permettre de nous repérer en ces terres inconnues. 

   Elros avait du mal à marcher, tombant de fatigue. Depuis combien de temps marchait-t-on et tenait-on cette allure, je n'en savais rien. Je savais juste que l'on allait loin et que le silence qui nous entourait me faisait peur.

   Je n'avais pas fait d'aussi grands efforts depuis plusieurs mois astraux et mon corps me le faisait bien sentir. Mes pieds étaient douloureux, mes jambes sensibles au moindre à-coup. Mais je poursuivais vaillamment notre marche, puisque, de toutes manières, nous n'aurions pas pu nous arrêter. Pas ici, à découvert, repérables instantanément si la lune se décidait à montrer son doux éclat d'argent.

   Soudain, j'entendis de légers bruissements dans l'air.  Mes oreilles bourdonnaient, mais je les perçus immédiatement comme des bruits extérieurs. Ces murmures provenaient du flanc de la colline vers lequel nous nous dirigions. Je frémis. Après des heures à marcher dans le silence le plus complet, ces chuchotements me paraissaient plutôt étranges, voire même carrément suspects. 

   Enfin, nous parvînmes en haut de la butte. En baissant les yeux, je compris d'où venaient les murmures qui m'avaient paru de plus en plus nombreux au fil de la montée. Des centaines d'Elfes -âges, origines, sexe confondus- étaient réunis, la même expression tendue sur le visage. Devant tous ces gens, Elfes des Bois, des Montagnes et des Rivières mélangés, je songeai avec une ironie amère qu'il avait fallu la guerre pour abolir les préjugés et réunir les peuples.

   Nous descendîmes pour rejoindre le regroupement. Dans la foule compacte de migrants et l'obscurité presque totale de la nuit, il m'était impossible de rester près de Maman, aussi suivais-je le mouvement, à l'aveugle.

   -Eilowny, à gauche ! me souffla une voix maternelle juste derrière moi.

   J'obéis sans discuter, trop heureuse d'avoir retrouvé ma famille. Mais au bout de quelques minutes, je m'aperçus qu'il était  tout de même étrange de ne pas suivre le reste des Elfes.

-Dis, Maman, pourquoi ne suit-on pas les autres ? demandai-je.

Pas de réponse.

-Maman ? répétai-je, inquiète.

   Toujours rien.

   Je me retournais et la pensée qui m'effleurait l'esprit se confirma : j'étais seule. Seule et perdue dans la nuit, au milieu de nulle part. Je frissonnais, mais pas parce que j'avais froid. Parce que j'étais terrifiée. Me souvenant des cours de survie, je me forçai à recouvrer mon sang-froid. Il fallait que je retrouve les autres, ils avaient du prendre un sentier différent sans que je ne m'en aperçoive... Je rebroussai donc chemin, tentant de me souvenir du chemin inverse.

   Mais après m'être retrouvée dans une forêt obscure et avoir fait trois tours du même arbre et du même rocher, je dus me rendre à l'évidence : j'étais bel et bien perdue. Dépitée, je m'adossai à un tronc, et éclatai en sanglots. Papa qui allait très sûrement mourir, la fuite et maintenant moi qui me perdais je ne savais où, s'en était trop pour la jeune fille de cent-vingt-quatre ans que j'étais.

   Une fois le flot de larmes tari, j'essayai de me ressaisir. Tout, n'était pas perdu et, avec un peu de chance, je finirai par retrouver Maman. Ou, dans le cas contraire, je serais condamnée à errer dans cette forêt sombre pour toujours, jusqu'à ce que je meurs, épuisée par mes recherches et que mon âme soit enfin libérée... J'avais donc vraiment intérêt à retrouver mon chemin.

   En me relevant, je remarquai un minuscule sentier qui partait vers le nord -ou peut être l'ouest, je n'en savais rien, puisque les astres avaient décidé de me compliquer la tâche. Je le suivis, avançant avec l'énergie du désespoir, puis sentis quelque chose de mou de dérober sous mes bottes de cuir de maurulain, ces ruminants aquatiques à la peau ocre et rugueuse. A l'odeur, je reconnu un champignon et, rassurée de ne pas avoir marché sur quelque chose de moins ragoûtant, poursuivis mon chemin.

   Peu à peu, je discernai une haute silhouette dans la brume qui venait de tomber. L'espoir brillant dans mes yeux ardoise, j'accélérai. Mais, parvenue à la hauteur de la forme, je vis avec déception qu'il ne s'agissait que d'un arbre au tronc noueux et aux branches entrelacées en un dôme de feuilles.

   Étrangement, je le voyait parfaitement, malgré le noir de la nuit. Je m'aperçus alors qu'il brillait. Ou, plus précisément, qu'un point de son écorce scintillaient d'une lueur bleue. Non, pas un point, un symbole, deux arabesques s'entrecroisant. Ce signe... pensai-je, persuadée qu'il me rappelait quelque chose. Je l'ai vu dans l'un des parchemins anciens... Oui ! Ça me revenait à présent ! C'était un symbole de de l'Arbre des Légendes, celui dont on disait qu'on ne revenait pas s'il était entouré d'un cercle de champignons et qui... J'interrompis brutalement mes réflexions. Des champignons.

   J'eus tout juste le temps de me retourner et de contempler avec horreur la ligne circulaire qui m'entourait, que je ressentais une douleur fulgurante dans tout le corps. J'hurlai. J'hurlai à tel point que j'aurais pu pleurer de douleur pour mes tympans, si je n'étais déjà pas en train de le faire. J'avais l'impression qu'on me transperçait avec de gigantesques Flèches d'argent, sauf que, contrairement aux fatales armes des Elfes des Bois, je ne mourais pas. Ce qui aurait pourtant été mille fois plus agréable que cette torture. J'hurlai à m'en décrocher la mâchoire et à m'exploser les poumons. Le pire dans tous ça, c'est que cela ne m'apportait aucun réconfort, cela ne me libérait pas de toute cette douleur et de cette peine qui enflaient et me dévoraient au fond de moi. Mes entrailles brûlaient...

   Lorsque, enfin, cela cessa, j'étais allongée face contre terre sur une surface dure et  granuleuse inconnue et une odeur étouffante et âcre m'enserrait les poumons. Mais je ne pus pas plus m'interroger car déjà une lourde torpeur s'emparait de moi.

   Et je m'évanouis.

DEHORS [projet inachevé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant