- Euh, je ne sais pas comment vous dire, Monsieur le directeur, mais...
Vince se tortillait, mal à l'aise dans l'un des fauteuils clubs du bureau de David.
- Allons, Vince. On ne va pas tourner autour du pot indéfiniment : c'est cette histoire d'interdiction de fumer pour les détenus n'est-ce pas ? Dites-le, de toute façon j'ai eu vent des rumeurs. Vous savez, ça sert d'aller sur le terrain. Je ne m'appelle pas Finch, moi.
- C'est ça, Monsieur. Les détenus le prennent très mal et...
- Et les gardiens aussi puisqu'ils ne peuvent plus leur fumer sous le nez sans avoir mauvaise conscience mais, surtout, qu'ils ne peuvent plus se livrer à leur petit trafic juteux, coupa David en regardant Vince par en dessous.
- Trafic, ce n'est pas le mot, Monsieur. Les gardiens se faisaient un peu de pelote en vendant aux prisonniers des cigarettes achetées à l'extérieur car il n'y a pas de possibilités d'en cantiner ici...
- C'est illégal ! s'exclama David. Je ne comprends pas que cela ne vous choque pas, Vince. Enfin, quoi, acheter du tabac dehors et le revendre plus cher dans l'enceinte, se faire de l'argent sur le dos des détenus, mais qu'est-ce que c'est que cette magouille ?
- Mais Monsieur, ça a toujours existé, on l'a toléré.
- J'ai l'impression qu'on a toléré pas mal de choses bizarres ici. Finch était-il au courant de ce commerce ?
- Je ne sais pas Monsieur. Il a sans doute vu que les détenus fumaient mais il n'a pas cherché à savoir. Ils n'ont pas beaucoup de distractions, vous savez. Une telle mesure a pour effet d'interdire radicalement de fumer à tous ceux qui n'ont pas droit à la promenade.
- Eh bien, cela fera le plus grand bien à leur santé.
- Pardonnez-moi, Monsieur, mais à l'exception des 10 condamnés à perpétuité, tous ces hommes vont mourir sur la chaise électrique alors vous savez, je crois que l'état de leurs poumons est le dernier de leurs soucis et...
David leva les yeux au ciel, interrompant ainsi les tentatives d'explications de Vince qui se demanda toutefois si ce directeur se rendait compte de l'énormité de ce qu'il venait de dire au sujet de la santé des pensionnaires du couloir de la mort...
- Non seulement ces pratiques sont illégales mais elles compromettent la sécurité de tous. Enfin, Vince ! Supposez qu'un soir, un type comme Mac Callum, Lucas ou un autre décide de mettre le feu dans son matelas : il y aura une fumée terrible, il faudra évacuer les cellules adjacentes et on aura pour procéder à cela deux ou trois gardiens au maximum, sans armes à feu et dans la panique. Vous imaginez le tableau ?
- Mais pourquoi feraient-ils ça ? Et d'ailleurs Mac Callum ne fume pas, dit Vince.
- Ce n'était qu'un exemple ! Ma décision est prise. Le règlement est clair et je l'appliquerai : à partir de maintenant, il est interdit de fumer dans l'enceinte de détention excepté dans la cour, pour ceux qui sont autorisés à la promenade. Je ne reviendrai pas là-dessus et je compte sur vous, Vince, en votre qualité de gardien-chef, pour faire appliquer ces dispositions avec la plus stricte fermeté.
- Bien Monsieur, dit Vince, l'air dépité en quittant le bureau.
A peine fut-il sorti que David le héla dans le couloir :
- Vince ! Je voudrais aussi que vous me fassiez porter le tableau des permanences ainsi que les menus hebdomadaires servis aux détenus par les cuisines, s'il vous plaît.
- Bien Monsieur, je vous ferai passer ces documents cet après-midi.
Il s'éloigna, le front plissé, l'air soucieux. Il ne faisait nul doute que ce petit nouveau avait l'intention de bousculer pas mal de choses.
Et comme il ne possédait pour ainsi dire aucune expérience dans le domaine et ne semblait guère tolérer les avis ou remarques, ça promettait...
Vince avait raison de s'inquiéter : le lendemain matin, avant même la tournée d'inspection, David Chessman lui tomba dessus à propos du tableau des permanences.
Il ne comprenait pas que les permanences des gardiens ne soient pas montées de façon strictement égalitaire au plan de leur nombre, ni que les plus contraignantes, comme celles de Noël par exemple, voient revenir souvent les noms des mêmes jeunes gardiens.
Vince tenta de lui expliquer que l'usage voulait que l'ancienneté primât : en fait, les gardiens établissaient entre eux une sorte de tableau où ils étaient inscrits par ordre d'ancienneté et les anciens montaient un peu moins de permanences que les nouveaux. Les anciens échappaient également à la plupart des permanences les plus astreignantes.
Bien sûr, expliqua Vince, on faisait des exceptions et les jeunes qui avaient des enfants passaient avant ceux qui n'en avaient pas.
Vince arbitrait in fine lorsqu'on ne parvenait pas à une entente mais, bon an mal an, cela se passait bien disait-il.
D'autant que les permanences apportaient une rémunération supplémentaire, certes assez minime, mais sur laquelle personne ne crachait.
C'était la même chose pour les congés : tout le monde en prenait évidemment, mais pour le choix des dates on regardait le fameux tableau d'ancienneté.
- Si je comprends bien, ce sont toujours les mêmes qui sont les mieux servis ici ? demanda David.
- Ce n'est pas tout à fait exact, Monsieur, il y a les exceptions dues aux enfants, etc... On s'arrange toujours. Et puis, il y a le turnover des agents : quand certains quittent Woodville pour la retraite ou pour une mutation, de nouveaux arrivent et ceux qui étaient considérés comme jeunes dans la maison prennent de la bouteille, avançant au tableau, et ainsi de suite.
- Je vois. Finch n'a jamais mis son nez dans ces problèmes de permanences et de congés ? Je veux dire que c'est vous, le gardien-chef, qui de tout temps avez géré cela sans en référer au directeur ?
- Oui, absolument, Monsieur. Je ne pense pas que M. Finch aurait souhaité s'occuper de ces problèmes d'organisation interne. Bien sûr s'il y avait eu un différend qu'on ne puisse trancher, je le lui aurais soumis, mais pourquoi le déranger avec ces tracasseries administratives alors que tout a toujours bien fonctionné ainsi ?
- Mais parce qu'il s'agit du directeur, Monsieur Vince, et qu'un directeur doit être tenu au courant de tout ce qui se passe dans l'établissement dont on lui a confié la responsabilité, dit sèchement David. Bref, nous en reparlerons ! Venez, allons faire la tournée, je n'aime pas le retard !

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La promesse
Short Story"David était pâle comme un spectre. Jusqu'à présent, même devant tous ces détenus coupables des pires méfaits, même face aux menaces de Lucas, il n'avait pas vraiment réalisé où il se trouvait. Mais là, la vue de cette terrible chaise... Ce fut...