Quand l'animal se nomme

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Il me fallut plus de trois ans pour achever mon éducation féline. Et cette histoire est loin des fantaisies qu'on a l'habitude de lire à propos des thérianthropes, qu'il s'agisse de loup-garous, de sirènes où autres centaures. Car ma foi, cela n'a rien à voir avec les histoires stupides de morsures de loup qui distribuerait le pouvoir de se métamorphoser comme si l'on attrapait le virus de la rage ! Les choses ne se passent pas comme ça ! Recevoir ou conserver le bénéfice de la force vitale de son âme animale se mérite. En tout cas, pour moi, cela ne s'est pas fait sans apprentissage. Car pour que mon âme féline m'accorde l'entièreté de sa force, on eut dit que je devais réussir des épreuves. J'en ai passé trois. Pourquoi trois et pas une ? Eh bien, je n'en suis pas fier, mais j'ai échoué les deux premières fois !

Pourtant, pendant toute cette période, entre chaque «épreuve», certaines nuits, quelque chose d'indéfini affleurait à m'en étourdir. Un besoin s'imposait. C'était certain ! Un besoin si puissant qu'il m'emmenait dehors la nuit courir les rues, les champs, les bois dans un état bien difficile à décrire. Que se passait-il exactement ? Je n'en savais rien, jusqu'à ce qu'une intuition me guide. Je me sentais être animé par deux natures différentes, dont l'une me poussait à faire des choses inhabituelles, vagabondes, nocturnes, et avec des perceptions très différentes de mon état diurne. Au passage, avoir une partie de soi diurne et l'autre nocturne n'a jamais été aisé à vivre, car il faut bien dormir ! Mais quand ? Car mon âme animale était exigeante en sorties et en sommeil et les impératifs humains, scolaires notamment, ne l'étaient pas moins.

Des contes de galipotes de mon enfance, m'est venu l'intuition qu'une âme animale cherchait à s'exprimer en moi. Cela dépassait le cadre du désir. En me laissant emporter, pendant de longues heures, les sensations passaient au premier plan, la pensée au second. Le caractère nocturne était sans ambiguïté. Être vu par des humains était fuit, mais écouter tout ce qui se passait en discrétion très prégnant. Il y avait aussi la curieuse recherche de lieux surélevés tels que murets, greniers ouverts, arbres à escalader... mais tout autant le bord d'une marre, un champ d'herbes hautes où un petit bois avaient ma faveur. Les endroits insolites aussi provoquaient une curiosité irrépressible. À ces moments-là, une force vitale différente de l'humaine prenait le dessus. Cela m'était comme évident. Mais je n'avais pas la moindre idée de ce qu'elle était. Cette révélation là fut plus tardive.

Pour commencer par le départ, autour de mes quatre ans, un de mes frères m'offrit un jeune chiot. Je n'ai rien dit, mais je n'ai pas du tout apprécié le cadeau sur le coup ! Imaginez qu'on offre un chien à un chat qui n'a rien demandé, et vous aurez une idée de ma réaction ! Je dois le confesser, je n'avais pas un grand respect pour lui. Il était complètement soumis à l'humain, et le félin ne songeait qu'à une chose : le faire tourner bourrique ! Et comme le pauvre canin, soumis par nature, ne me fixaient pas de limites, il en vit de toutes les couleurs. Je finis tout de même par m'attacher à ce compagnon. Chat et chien ne font pas si souvent mauvais ménage qu'on veut bien le dire. Mais autour de mes dix ans, le chien mourut écrasé par une voiture. Je l'ai pleuré, mais je n'en ai pas demandé d'autre. Je ne savais pas encore que j'étais félin, mais j'étais au moins sûr d'une chose : il n'y a rien de canin en moi. J'ai l'esprit bien trop rebel et retors pour ça !

Un peu après la mort du chien, mes parents m'emmenèrent chez une grand-tante paternelle qui bien que fort âgée trouva ma plus grande sympathie. Aujourd'hui, j'en jurerais, elle avait l'âme féline elle-aussi. Ma grand-tante avait en outre une chatte, très belle, qui se comportait comme si elle était de race noble et qui avait eu une portée de chatons. Je me sentis profondément touché par ces gracieux animaux. Mes parents m'accordèrent d'avoir un des chatons de la portée. Aussi, un peu plus d'un mois plus tard, j'avais l'empressement de revenir pour le chercher, ce qui fut fait dès que le petit chat fut en âge d'être adopté.

Mais enfant, on est ingrat. Le petit sadisme infantile est chose courante, d'autant plus quand on est soi-même un enfant battu. Il faut faire son éducation, plus encore quand on est un jeune chaton et échapper au modèle reçu jusque là. Je n'avais pas encore atteint l'âge de sagesse. Et j'eus la bêtise de reproduire avec le chat les comportements que j'avais eus avec le chien. Si le chat supporta ma petite maltraitance, arrivé à l'âge adulte, ce jeu là arriva à sa lassitude. Aussi me donna-t-il ma première leçon de félin.

Un soir, pour une raison que j'ai oubliée, je rudoyai le chat plus que de mesure. Et pourtant, je le vénérais bien plus encore. Mais le chat était devenu adulte, et, pour un félin, humain n'est pas indispensable. Le chat ne me pardonna pas mon écart de comportement. S'enfuyant par la porte entrouverte, il me jeta un regard noir comme on dit : «cette fois tu es allé trop loin ! Je te quitte.» Le chat partit et je ne le revis jamais, me laissant dans le chagrin. Mais dans le même temps que son départ, autant que montait mon remord d'humain, je sentis dans mon esprit comme une voix prise d'une colère phénoménale qui exprimait :
— Moitié d'homme, on ne maltraite pas un de ses semblables de cette façon ! C'est inacceptable ! Si tu refais cela, je te quitterai, et tu en payeras le prix fort ! Tu n'en imagines pas les conséquences.
Un chat ? Quelque chose en moi venait d'exprimer que j'étais chat ! J'étais sonné par la somme des émotions qui se mêlèrent en tout sens dans mon esprit.

Les jours suivants, cette colère d'une moitié de moi contre l'autre ne diminua pas d'intensité. Alors, quelques semaines plus tard, prenant acte que le chat ne reviendrait jamais, je m'adressai à lui à voix haute à travers la nuit :
— Mon chat empereur, je te demande pardon pour le mal que je t'ai fait, et je te jure que jamais plus je ne maltraiterai un félin.

Tout aurait pu s'arrêter là pour moi. Mais je crois heureusement qu'une âme ne quitte pas un corps sans regret. Avec mes excuses sincères, mon âme féline se fit alors entendre :
— Tu as une deuxième chance, moitié d'homme.

On se comprend d'abord au travers de ce que l'on n'est pas avant de pouvoir nommer ce que l'on est. Ceci fut ma première leçon. Mais c'était visiblement encore insuffisant pour savoir qui j'étais.

Autobiographie d'un thérianthropeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant