Les Tomates

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La visite est rapide et il faut bien reconnaître que c'est très joli. Simple, clair et droit.
Cet appartement est tout ce que j'aimerais être sans jamais m'être appliqué un instant à m'en donner les moyens.
Il y a un canapé deux places dans un tissu blanc cassé près d'une table basse. Monsieur Millot m'invite à m'y asseoir.

— Vous voulez boire quelque chose ?

—Oui, pourquoi pas.

 Demande-lui une bière fraîche !

— Je vais ouvrir une bouteille de vin, ça vous va un verre de vin ?

J'acquiesce. Le lieu est agréable, je suis fatiguée par la journée. C'est complètement absurde de se retrouver sur le canapé d'un agent immobilier le soir de la saint Valentin, mais en y réfléchissant c'est tellement mieux que l'appart-hôtel.

C'est un Valpolicella.
La robe est pourpre et intense. Tanique mais pas âpre, le nez reste vif mais on perçoit tout de même les relents de cerises en fond.
Il est parfait ce vin et ses douze degrés font glisser la pluie et les déconvenues de la journée comme sur du velours​.
M. Millot s'installe dans un fauteuil à côté du canapé et fait bouger le liquide dans son verre pour mieux en apprécier les reflets. Son visage est simple et agréable, il a les joues rondes et pleines des gens qui aiment rire. Il me sourit au même instant, autant des lèvres que des yeux, du geste franc et heureux de ceux qui sont en paix.
Nous discutons un peu des appartements mais on digresse sur d'autres sujets.
J'apprécie chaque minute de ce moment en compagnie d'un homme qui n'est ni un pervers alcoolique, ni une vedette en pleine ascension.

Mon étoile.

Rien que d'y penser à cette seconde je sens la Bête qui se réveille dans mon bas ventre. Les jeunes amoureux ont des papillons dans le ventre, moi j'ai un Dragon sous le nombril. Je tempère les émotions du monstre et suis M. Millot sans discuter lorsqu'il m'invite dans la cuisine pour préparer le repas.

Il ne s'en sort pas mal niveau fessier, remarque le Dragon tandis que je lui appuie sur la tête pour le faire rentrer dans sa tanière.

L'espace est bien vu, il m'installe au bar, rempli nos deux verres une seconde fois et sort une planche à découper.
Pendant qu'il s'empare d'un oignon pour le débiter, il me relance sur les logements visités au long de la journée.
Je reste évasive. En fait, je m'en fous un peu.
C'est tellement agréable de regarder quelqu'un prendre soin de me nourrir et de m'abreuver pour une fois, que je n'ai aucune envie de parler immobilier.
Quand il commence à faire suer les légumes dans l'huile d'olive, je demande la salle de bains.

Dans le miroir j'ai du mal à supporter le regard de mon reflet. Ce n'est pas mon visage mais la gueule du Dragon qui me fait face. C'est la première fois que je bois depuis la raclette avec Pierre et Xavier, j'ai peu mangé et le vin du Sud me tourne doucement la tête.

Et si on se le faisait ?

Pardon ?

L'agent immobilier. Si on se le faisait ?

 Non. Non, non et non ! Je ne me...

 Allons, quoi ! Il est aussi seul que toi, vous avez passé la journée dehors avec ce froid, s'il t'a invitée à dîner chez lui le soir de la st valentin c'est pas un pur hasard. Et puis de toi à moi, il est pas complètement dégueulasse, ce serait l'occasion de nettoyer les toiles d'araignées qui commencent à s'installer là-dedans, non ? La dernière fois pour toi ça remonte à quand ? Je veux dire les dernières fois en live avec un être humain en face de toi.

Après un rapide calcul je suis forcée d'admettre la vérité au Reptile ; entre les soirs où Nico était trop saoul pour s'apercevoir de ma présence, ceux où il me faisait pleurer et les autres où il restait plus tard au bureau pour sauter sa collègue, la dernière fois qu'un homme a retiré ma culotte manu-militari remonte à environ neuf mois.

Le Reflet du LéopardOù les histoires vivent. Découvrez maintenant