Ce ne fut pas le soleil qui me sortit de ce sommeil douloureux, mais la parole d'un inconnu : un vieux chauve aux joues rouges, qui me demandait ce que je faisais là.
Je tournai la tête pour voir ce lieu que je n'avais pu que deviner la veille : une dizaine de personnes s'amassait autour d'une pierre de tombe, une sépulture de pauvre sûrement, car comme toutes les autres ici elle était petite et simple, bien qu'apparemment neuve.
La rage du vent avait cessé, la terre détrempée du cimetière était désormais la seule trace de la tempête.
« Je suis un voyageur, mais la tempête m'a surpris là haut » Dis-je en désignant la colline inculte qui surplombait le bois de pins et la chapelle.
Le vieil homme compatissait, voyant dans mes traits et ma tenue l'ampleur de la détresse qui m'accablait.
Je me levai pour voir de plus près ce groupe attristé : une femme pleurait à genoux sur la dalle fraîchement posée, tandis que d'autres gens restaient là debout avec un air exaspéré.
Exaspérés, ils l'étaient à cause de quelqu'un : le monsieur qui venait d'être enterré là avait trouvé la mort pour avoir montré trop d'audace face au Baron, le puissant seigneur de ces lieux.
À ce que me raconta le vieil homme, le petit noble était colérique et capricieux, condamné à l'éternelle insatisfaction qui tourmente les mauvais hommes de pouvoir.
« Pourtant, j'ai dû consentir à lui donner ma fille, Madeleine... Voyez-vous, on ne peut rien refuser à ce démon. Soit j'accepte – à contrecœur – le prix de noces qu'il me donne pour l'être qui m'est le plus cher... » il s'arrêta et me montra du regard une sublime demoiselle qui se tenait parmi les amies de la veuve.
Je me rappellerais toujours de ce beau visage : il était doux, décoré de beaux yeux verts et couronné d'une drôle de chevelure blonde sauvage.
La jeune fille entendit la voix de son père, se tourna vers nous et alors elle me regarda. Ses yeux montraient de l'étonnement à voir son père converser avec un inconnu en ce moment, mais son sourire était tout à fait poli et même chaleureux.
Comme je la saluais de la tête, elle me répondit avec discrétion, puis éteignit gracieusement son sourire pour se tourner à nouveau vers l'amie qu'elle consolait.
Le brave homme continua « ... soit je la lui refuse, alors au mieux il fera fermer mon auberge, au pire il prendra ma fille de force et je périrai... ou de chagrin, ou de son épée ».
Ayant parlé de son établissement, il saisit l'occasion de changer de conversation en me proposant une chambre pour le temps que je voulais. Je ne pouvais qu'accepter, j'allais pouvoir mettre un rempart entre moi et la Mort qui me suivait depuis des mois déjà.
Avant de nous y rendre, nous dûmes attendre le départ de la veuve, duquel dépendait celui de Madeleine.
Lorsque les prières furent toutes récitées, que les compassions furent toutes exposées, et que la veuve consentit à se relever, il ne resta plus que six personnes : la veuve ; une fille aux cheveux courts qui devait être sa sœur ; ainsi que Madeleine, son père, moi... et un étrange individu qui se tenait penché sur la tombe fraîche.
Ce personnage énigmatique était de dos, je ne voyais que sa tenue entièrement noire, des bottes à la capuche de son grand manteau.
Cet être sombre, voûté au dessus d'une fosse sépulcrale à peine comblée, me rappela les légendes d'orient, qui décrivent d'horribles goules hantant les allées de tombes et rongeant le contenu des caveaux... J'en frisonne encore !
Mais l'aubergiste m'indiqua qu'il s'agissait du fossoyeur, que les habitant du hameau appelaient « Le Trépas » car on ne l'apercevait que lorsqu'un décès était survenu. Il savait comme personne les prières à dire pour l'âme du défunt, et connaissait si bien ce cimetière qu'il paraissait voir dans ce sol comme à travers de l'eau claire : il pouvait dire qui se trouvait dans telle tombe, son « niveau de cuisson », et on raconte qu'il était au courant de l'endroit où se trouvait l'âme de chacun de ses trépassés.
Apparemment, il terrifiait Madeleine depuis toute petite, mais jamais elle ou son père ne lui avaient adressé la parole... alors peut-être se méprenaient-ils ?
Peut-être que Le Trépas était, au final, plein de bons sentiments, car après tout il ne faisait que remplir sa tâche !
Toujours est-il que je ne me risquai point à lui parler, puisqu'il semblait occupé, et que Madeleine m'aurait haï... avant même de me connaître. Ce qui eût été fort regrettable.
Arrivé à l'auberge du Vieux-Moulin, je soupais. Les lieux avaient été aménagés la veille pour accueillir l'entourage d'Audard, le défunt : le sol, bien qu'en terre battue, paraissait aussi lisse et propre qu'un parquet ; tandis que la crasse noire due aux chandelles avait presque été enlevée des murs jaunes de la grande salle à manger.
Et moi, je dévorais le pain trempé de soupe chaude, le premier vrai repas depuis mon étape dans une ferme il y a trois semaines...
Je m'y étais fait employer pour nettoyer l'étable et la cour, le temps de trouver quelqu'un connaissant le chemin de mon pays. J'étais bien nourri, de légumes et de poisson ; et les maîtres étaient attentionnés, mais personne ne comprenait ma langue alors je fut rapidement las.Ici c'était bien mieux : on parlait le même dialecte, on mangeait apparemment bien et je n'étais même pas là pour faire le point sur mon parcours à venir puisqu'il était déjà tracé.
Je n'étais là que pour reposer mon corps et mon esprit engourdis par la marche... la fuite.Et bien évidemment, j'étais mieux ici car il y avait Madeleine. Non point que je songeais à faire tort à Candela et à mon âme, mais simplement j'aimais à contempler cette demoiselle et j'appréciais déjà sa conversation, qui était pleine d'une étonnante sagesse et d'une fascinante gravité.
Il y avait bien douze personnes à dîner ce midi, attablées comme moi, mangeant du lard grillé et buvant des alcools locaux que je ne connaissais pas, or pâle et pétillants. J'étais le seul à respecter l'interdit de viande : je trouvais cela assez dérangeant, mais je m'abstenais de faire la morale à ceux qui m'hébergeaient généreusement.
Un gros monsieur qui descendait du premier étage me jeta un regard méfiant, presque dédaigneux, alors je fis semblant de ne l'avoir pas remarqué en continuant de balayer la pièce du regard.
Le balourd s'adressa à l'aubergiste, sûrement pour lui demander qui j'étais. Mon hôte parut chercher à le rassurer et, de toute évidence, cela ne fonctionna qu'à moitié puisque le curieux partit en grommelant, ses petits yeux de fouine toujours dirigés contre moi.
L'aubergiste appela Madeleine, qui vint débarrasser mon bol de soupe ; elle en profita pour me glisser ces mots : « Je mangerai à votre table, ce soir ».
C'était pour moi la plus douce nouvelle entendue depuis des mois ! La jeune femme n'avait pas de malice dans la voix, ni dans le regard puisqu'elle gardait les yeux sur sa tâche.
Voyant que je restais un peu béat, trop déstabilisé pour répondre, elle m'assura : « Mon père y sera aussi, bien-sûr... c'est parce qu'il vous invite que j'ai voulu me joindre à vous. Il est peu causant, vous vous ennuieriez à deux seuls ». Elle sourit, me troublant encore davantage, mais je trouvai assez de concentration pour esquisser :- Eh bien, je serai ravi de converser avec vous. Vous, tous les deux...
Elle me coupa en ajoutant une pincée de malice à son sourire
- Oh vous nous conterez vos voyages !
- Eh bien, certainement.
Je savais que je ne pouvais pas tout leur dire de mes pérégrinations, puisque je fuyais un crime commis contre mes compagnons d'armes, contre mon pays et même contre le Ciel probablement !
« Alors, à ce soir mademoiselle » dis-je avec un sourire chaleureux. Mais elle répondit « Pas déjà, vous êtes bien pressé de prendre congé de moi ! Pourtant je vais devoir passer à votre chambre dans l'après midi, pour préparer votre lit. Il ne se fera pas tout seul, vous imaginez bien ! Oh pendant ce temps vous pourriez me tenir compagnie en me dévoilant les premières lignes de vos péripéties... ».
Elle n'attendit pas de réponse, comme elle savait que je n'étais pas disposé à refuser une si adorable requête.
Elle se remit à sourire en passant le dernier coup de torchon sur ma table ; puis s'en alla à une autre table bavarder avec son amie Maxence, la fille aux cheveux courts qui était à l'enterrement d'Audard.
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Madeleine Repentante
ParanormalAbel nous conte l'histoire de sa rencontre avec Madeleine. Une légende médiévale tragique, romantique et mystique.