Une fois sorti du tumulte je retrouvai rapidement la conscience des choses. J'étais dans le ventre de la bête, mais encore en vie... Une musique forte et indéfinissable parcourait l'espace jusqu'à mes os et mon âme, et résonnait dans tout mon être.
Je repris possession de moi-même, alors j'ouvris lentement les yeux : je fus d'abord aveuglé par une lumière puissante et au fur et à mesure que ma vue s'y accommodait mon ouïe faisait de même avec la musique.
Un chœur digne des voix du Ciel faisait retentir de glorieux cantiques.
O vis æternitatis que omnia ordinasti in corde tuo !
Proclamait-on, accompagné par de curieux instruments.Je me trouvais allongé à l'entrée d'une immense nef. Autour de moi des personnes étaient en rangs, certaines priant, d'autres chantant. Elles me tournaient le dos, regardant vers l'autel . Je me relevai pour mieux voir. Le lieu était comme une cathédrale, mais jamais je n'en avais vu de telle durant toute ma vie de voyageur : c'était un bâtiment immense, incroyablement haut et large, mais surtout il était vivant.
J'en étais certain : entre autres, au lieu de colonnes il y avait des nerfs et des veines, et les ogives étaient des arrêtes... J'étais bel et bien dans les entrailles de la carpe. Tous ces gens qui priaient étaient donc ceux que la créature avait avalés ; mais vers quoi étaient-ils tournés ? L'autel flamboyait et à cette distance il m'était impossible de bien voir.
Je devais me rapprocher... Après tout, quel danger y avait-il ? Ces gens n'avaient pas du tout l'air malheureux : je m'étais sûrement trompé sur la nature du poisson. Alors je marchai.
De grands vitraux faisaient entrer la lumière bleue du lac à l'intérieur de la nef, changeant les tons glauques et sales en reflets d'azur qui dansaient sur le sol, les colonnes et les murs. Mais ce n'était rien comparé à l'éblouissant éclat devant moi : j'étais maintenant assez près pour voir l'autel. Au début je croyais avoir devant les yeux un rocher ardent de taille considérable : il n'en était rien... c'était un cœur qui battait, celui de l'animal.
Je m'apprêtais à le toucher pour voir s'il émettait quelque chaleur mais je fus interpellé et stupéfait : l'autel était entouré par les chœurs et musiciens et parmi eux s'était élevée la voix de Candela, ma femme.
"Non ne le touche pas !"
- Candela, pourquoi es tu ici ?!
Dis-je les larmes aux yeux.
Elle sortit de la chorale, alors je la vis vêtue de blanc, aussi belle qu'à nos fiançailles mais tellement plus mature : c'était une femme désormais, forte et sage ; merveilleuse et brillante. J'espérais de tout mon cœur qu'elle ne fut pas un simple mirage ; je voulus aller vers elle pour la serrer dans mes bras mais à mon grand regret elle me fit signe de ne pas bouger.
- Je suis là pour t'éclairer, je ne peux pas t'en dire plus.
Comme je regardais vers la grande pierre ardente, Candela me mit en garde :
"Il est sacré, tu ne dois pas le toucher !"
Alors l'assemblée loua le nom de l'Ichthus - l'être qui nous abritait - et loua son cœur ardent.
- L'Ichthus ? Qu'est-ce encore que cette fable ?
- Je crois que c'est évident Abel, non ?
Je levai les yeux et vis une croix qui surmontait l'autel brûlant. À ce moment là je compris :
Il se montre à nous sous bien des formes. Il descend dans l'Abîme pour sauver ceux qui s'y sont perdus. Mes deux démons m'ont jeté ici, mais j'ai été gracié. Serait-ce la fin de ma course ? Le Divin m'aurait donc rattrapé, pour finalement me pardonner ?
"Faut-il que je m'agenouille devant la croix pour demander pardon ?" Demandai-je alors à mon épouse.
- Je suis désolée Abel, sincèrement, mais ce sera bien plus difficile
- Que veux-tu dire ?
- Il faudra t'éprouver par le feu...
Les larmes aux yeux, elle me montra la croix et développa :
"Il faut que tu l'atteigne, que tu t'en saisisse à mains nues et que tu la récupère... et pour cela tu devras passer par le feu du Cœur."
J'étais de plus en plus inquiet : cette énorme masse rougeoyante m'inspirait désormais plus de crainte que de fascination. L'escalader pour y récupérer la croix était évidemment périlleux : non seulement j'étais sûr d'en ressortir meurtri mais je voyais également mes espoirs de Salut s'évanouir en fumée.
Certains musiciens commencèrent à jouer une marche au tambour ; je vis dans le regard de Candela qu'il n'était plus temps de discuter...
Je ne peux décrire la douleur ressentie lorsque mon pied, que je posai comme premier appui, s'enfonça dans le grand muscle enflammé... Eut alors lieu un long cirque où, renonçant, pleurant sur mes brûlures puis reprenant mon courage, je faisais l'aller et retour entre ma mission et les bras de mon épouse désolée. Elle me réconforta, fit ce qu'elle put pour atténuer mes souffrances, si bien que je crus de nouveau pouvoir réussir l'épreuve.
À un certain moment mes mains, qui avaient maintes fois tenté d'agripper la chair ardente, étaient réduites à si peu de choses que je considérais comme possible de grimper sans plus rien ressentir. Je pris mon élan puis fis un grand saut ; mon visage fut au plus près du feu mais il ne fallait plus reculer ; je poussais sur mes bras pour me hisser et finalement je vis le sommet du Cœur flamboyant : ce n'était pas une croix qui le surmontait, mais une épée de guerrier fichée dedans !
Un flot de pensées envahit mon esprit, chassant même les tourments que me faisait éprouver l'Ichthus : cette épée était la mienne, je l'aurais reconnue entre mille, c'était celle que j'avais rejetée loin de moi au moment de renoncer à la guerre.
Je me revis face au champ de bataille, cette arme à la main, envahi par la terreur de tant de mutilations... puis l'abandonnant par terre avant de déserter, attirant sur moi le démon de la Lâcheté et la colère du dieu trahi.
Les restes de ma main se refermèrent presque sur le pommeau mais tout mon corps se relâcha sous le poids des remords réveillés. Mes péchés pesaient trop lourd dans la balance du Pardon, j'étais finalement destiné à l'Abîme !
Candela pleurait, cachant ses yeux de ma défaite et de mes péchés. Doutait-elle vraiment de moi ? Allait-elle renoncer à sa promesse de m'attendre ? Je voulus me relever et lui parler, ne serait-ce que quelques mots, mais mon corps était réduit à trop peu de choses pour se mouvoir.
Un grondement parcourut la grande salle, la musique cessa, les prières et les pleurs également, puis l'intensité du feu sacré diminua. Toute l'assemblée s'évanouit en fumée, telle une multitude de chandelles soufflées par un grand vent. Quelle peine ! Ma femme était de nouveau loin de moi, encore plus qu'avant. Je venais de faire un pas en avant et deux pas en arrière sur les voies que je suivais, celle de ma famille et celle vers le Salut.
Soudain, la structure organique de la vaste cathédrale se désagrégea : les colonnes s'effondrèrent, les ogives se liquéfièrent et les vitraux éclatèrent un à un. Les torrents putrides de l'Abîme s'engouffrèrent et moi je ne pouvais que ramper, mais où ?!
L'implosion de l'Ichthus fut fulgurante et les tourments me secouèrent sévèrement, à gauche, à droite, mon cou semblait se casser et encore se casser mille fois en de brefs instants. Ma tête tournait, je n'avais plus de corps, il était ailleurs : sur terre, dans l'auberge assiégée... Des voix, des pleurs, que s'était-il passé pendant mon absence ? Il fallait que je regagne mon corps !
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Madeleine Repentante
ParanormalAbel nous conte l'histoire de sa rencontre avec Madeleine. Une légende médiévale tragique, romantique et mystique.