La Nuit

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Sa voix était parfaitement calme, aimable ; mais elle ne s'attachait à aucun visage, jaillissant directement du grand trou noir sous sa capuche.
Il était pour moi l'habit humain d'une terrifiante fatalité.

Cet homme irait simplement donner quelques coups de pelle et cela mettrait fin à l'histoire de Madeleine, à notre histoire.
Ce serait à lui de clore définitivement cette partie de mon périple et je lui en voulais amèrement ; je haïssais tout ce qu'il représentait.

- Bonjour plutôt, êtes-vous donc pressé ?

Il répondit avec calme à mon impertinence :
- Le soir arrive beaucoup plus vite qu'on ne l'imagine. C'est pourquoi je dois combler la fosse maintenant... Si vous me permettez...

Cependant je ne quittai pas ma posture :
- Mais allez-y ! Creusez donc, creusez... Et moi je pense que je vais rester ici encore un peu.

Il soupira, haussa les épaules et commença à défaire le petit monticule de terre qui l'attendait patiemment au bord de la fosse.

- Vous voulez que je parte, n'est-ce-pas ? Il y a eu une injustice... et vous, vous venez effacer les traces !

Je ne pensais plus à ce que je disais.

- Allons bon... Eh bien restez donc ici prier si vous voulez, seulement le soir approche et si j'étais vous je partirais dès maintenant.

Une image fugace troubla mon esprit : la nuit me surprenait en cet endroit, les tombes commençaient à frémir d'impatience, la haie d'ifs avait poussé aussi haut qu'une muraille...
Je secouai la tête pour chasser ce cauchemar.

Comme pour répondre à ma pensée, le fossoyeur ajouta sur un ton railleur :
"Mais vous faites comme vous voulez mon ami..."

Qui était-il pour chercher à m'intimider ainsi ? Pensais-je.

- Je crois que je vais faire comme je l'entends, contentez-vous de creuser et gardez donc vos conseils.

Il cessa de creuser, comme figé par mon arrogance, puis leva la tête vers moi ; je pus presque voir ses yeux : deux étoiles perdues dans le lointain.

Il dit alors quelque chose que je ne compris pas vraiment :

"Vous voyez, mon ami, en ce monde il y a les gens qui meurent... et puis il y a ceux qui creusent les tombes... Moi, je creuse."
Il montra sa pelle pour illustrer la dernière remarque.

Où voulait-il en venir ?
Je ne savais pas s'il riait ou s'il parlait gravement. Je comprenais juste qu'il voulait me donner une leçon.

"Méfiez-vous, Abel Saint-Pierre, vraiment. Restez sur vos gardes..."

Était-ce une menace ?
Une menace ? Une menace ?
À trop vouloir le comprendre je perdis mon regard dans le néant qui remplaçait son visage. Mes yeux ne purent s'en détacher, je me noyais encore dans l'Abîme, j'étais ensorcelé.

C'est alors que les cloches de la chapelle démolirent brusquement le silence, si fort que je tressaillis.

La tête me tourna ; l'image des tombes impatientes profita de cette faiblesse pour s'imposer : je vis la nuit accoucher d'une foule d'âmes en peine et j'entendis les cloches de la Cathédrale vivante qui résonnaient dans l'Abîme.
L'Ichtus m'appelait ; l'obscurité et ses rejetons abominables étaient en marche pour me traîner à lui et il n'y avait plus personne pour prendre ma place au dernier moment.

La vitre de l'auberge volait en éclats, encore et encore... Sacrifice, sacrifice, sacrifice.

"Aaah !"
Hurlais-je en m'éveillant une heure plus tard.

Les cloches sonnaient de nouveau, mais cette fois pas de fantômes... et le Trépas était parti.

J'étais devant la chapelle, au même endroit que la dernière fois quand il y avait eu la tempête et que j'avais pensé à Candela.

Quand était-ce ? Ça ne pouvait tout-de-même pas être hier !

J'avais vécu tant de choses depuis... Des choses réelles, n'est-ce-pas ?

À ce moment, comme à chaque fois que j'étais perdu, la seule chose qui me paraissait encore vraie était ma famille.

Je repris la route, car il le fallait. Je repris le chemin de mon village, long et pénible ; tournant définitivement le dos à la chapelle et surtout à ce jour qui arrivait enfin à son terme.

Madeleine RepentanteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant