L'Abîme

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Je sentis mon esprit décoller de mon corps, perdre toute attache et prendre son envol ; mais deux affreux démons ailés surgirent des ténèbres pour s'en saisir. C'étaient ma Cruauté et ma Lâcheté, qui depuis la guerre avaient patiemment attendu l'occasion de m'arracher mon âme nue. Me vidant de mon sang sur cette lande, perdant mon corps au goutte-à-goutte, je perdais toute défense : je n'étais pas seul face à la Mort, non, il y avait mes démons avec moi... et c'était pire que tout.

Ils traînèrent mon âme à bout de bras comme les rapaces tiennent leur proie pour la porter au nid, puis volèrent jusqu'à un gouffre béant dissimulé quelque part dans le firmament. 

Jamais je n'avais ressenti une telle frayeur, un tel vertige ; je criais de toutes mes forces, mais en vain. Ils me précipitèrent dans cet abîme terrifiant, paraissait n'avoir pas de fond.

Je terminai ma longue chute dans un lac . Je parvins à regagner la surface un instant, battant de mes bras pour garder la tête hors de l'eau. J'étais à bout de souffle et engourdi et l'eau avait un goût insoutenablement amer, comme de la bile, qui me retournait le cœur.

Je pus voir le vaste Cosmos, splendide et vertigineux, qui irradiait ce lieu d'une puissante lumière bleue : le gouffre resplendissait comme du saphir et même l'épaisse brume couvrant les eaux paraissait renvoyer cette lueur étrange.

Tout cela me déconcertait... Où pouvais-je bien me trouver ? Certainement dans quelque endroit maléfique. Alors la tête me tourna et je sombrai lentement, tandis que les reflets bleutés s'éloignaient.

"Abel !" fit une voix dans ma tête. Je rouvris les yeux et aussitôt l'amertume de l'eau m'assaillit. Je me rendis compte que l'air me manquait et que mon corps était devenu lourd comme une montagne. Des ombres filaient autour de moi, des sortes de larves immondes et disproportionnées qui allaient et venaient dans l'eau trouble. Heureusement elles me frôlaient sans me voir.

Mais mon effroi s'intensifia encore lorsque ma vue se clarifia et que je vis face à moi un monstre gigantesque.

C'était comme... une carpe, grande comme une cathédrale ! Elle avait le corps fin et le museau arrondi ; possédait de très grands yeux qui étaient des rosaces de vitrail renvoyant une puissante lumière, comme des lanternes : avec cet éclairage et deux longs barbillons tentaculaires, elle sondait le fond de l'eau trouble et y aspirait de gros débris informes. C'était une hallucination titanesque, un cauchemar aux proportions cosmiques... Je voulus hurler mais bien-sûr je m'étranglai aussitôt. Je ramassai alors mille efforts pour fuir, remonter à la surface ; cependant je ne faisais que nager sur place. 

Tout en moulinant vainement avec mes bras, je tournais la tête à de nombreuses reprises pour voir si la carpe m'avait remarqué. 

"Abel, arrêtez vous !" fit de nouveau l'étrange voix. Je savais que je ne l'avais pas entendue avec mes oreilles, mais elle était pourtant claire. Mes sens et ma raison me soutenaient que je n'avais rien perçu, mais c'était marqué dans mon esprit comme si je l'avais pensée, ou plutôt que quelqu'un l'avait pensée dans ma tête. C'était la plus étrange impression de ma vie.

Paralysé, je cessai de mouliner. Alors, par le réflexe commun d'inspirer profondément après un effort, je pris naturellement une grande bouffée d'air. Oui, d'air : il était lourd, froid et amer, comme le liquide qu'il remplaçait, mais il était respirable. Pourtant je me trouvais toujours en suspension dans l'eau.

"Il faut arrêter maintenant" m'ordonna la voix, qui maintenant venait à mes oreilles comme une voix véritable. Alors je pus savoir d'où elle venait : elle émanait du gigantesque monstre, comme un chant d'église que l'on entend depuis l'extérieur du bâtiment. Je plissais les yeux pour mieux voir à travers la saleté de l'eau : la carpe ne semblait pas me remarquer, mais elle avançait dans ma direction tout en continuant d'avaler les étranges débris qui composaient le fond de l'eau.

À un certain moment je fus en mesure de voir ces choses que la créature picorait... Ils'agissait d'une multitude de corps humains ! Quelle abomination !! En voyant cela je fus frappé de stupeur, je compris que tout le fond du lac était fait de cadavres sur lesquels grouillaient des sortes de cloportes... Et je devinai que c'était là la source de cette amertume, de toute la putréfaction qui enveloppait l'air et le lac...

"Ne me fuyez point, Abel Saint-Pierre, car je suis votre Seigneur"

- Mon seigneur ?

Interrogeais-je, encore tremblant en voyant se rapprocher l'anthropophage titanesque.

- Venez et vous comprendrez pourquoi vous êtes là.

- Dites-moi donc où je suis !

Le monstre ouvrit son immense gueule, alors le courant m'entraîna vers elle avec une grande force. C'était une chute vertigineuse dans les abysses, à toute vitesse et droit dans le gosier d'une bête colossale : mon cœur était soulevé et mon souffle coupé, au point que tout s'assombrit en un instant.

Madeleine RepentanteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant