Chapitre 3, ou le calme toujours avant la tempête

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Ombre a volé pendant plusieurs heures. Il a volé, volé et volé, et pour changer un peu... ben, il a volé. On a traversé tout le Pays de Galle comme ça, sous le ciel étoilé. J'ai du m'endormir plein de fois, malgré le conseil d'Ombre qui m'avait dit d'éviter le sommeil au risque de glisser, de tomber et de me casser quelque chose, voire pire. Mais la Sombrune réussissait toujours à me rattraper quand je glissais, grâce à ses immenses ailes de chauve-souris. Ca me surprend toujours qu'Ombre ait une constitution physique, d'ailleurs ; pour moi, avant, c'était juste une part de mon esprit ou un truc comme ça. Mais non, apparemment. Et aussi, je n'ai pas osé l'interroger mais je pense que c'est lui qui m'a envoyé ce rêve de hier matin. Ou plutôt, ce cauchemar. 

Depuis la dernière fois où j'ai glissé et que j'ai bien faillit tomber cette fois pour de bon, je n'arrive plus à dormir. Par contre, je crois bien que Millard, derrière moi, dort depuis qu'on est partis. Je ne sais pas comment il fait pour ne pas tomber, mais je ne vais pas le réveiller pour le lui demander.

Nous devions déjà être le lendemain de notre départ, vers une ou deux heures du matin, quand l'enfer se déchaîna. C'est bizarre, d'ailleurs, quand on y pense. Avant, il n'y avait pas du tout de nuages, si bien qu'on voyait toutes les étoiles et qu'on pouvait les compter sans en rater une seule, et que la lune brillait tellement qu'elle éclairait notre chemin sans rien laisser dans l'ombre ou presque. Et puis, alors qu'on traversait, d'après Ombre, la frontière entre le Pays de Galle et l'Angleterre, on s'est enfoncé en plein coeur d'une tempête. Le vent hurlait, la plus tombait à torrent et les éclairs foudroyaient tout autour de nous. Forcément, ça a réveillé Millard et ça a achevé de m'empêcher de somnoler. Les écailles d'Ombre, rendues glissantes par la pluie, n'étaient plus très pratiques pour s'agripper, et malgré ses immenses ailes de chauve-souris, la Sombrune, ballotée par le vent, avant bien du mal à ne pas chuter. Plusieurs fois la foudre nous a frôlé, sans nous toucher. Ombre a crié quelque chose, que je n'ai pas entendu, alors il me l'a envoyé par le pensée ; d'après lui, on risquait d'être foudroyés si on restait trop près des nuages. Il voulait descendre !

Mais le vent s'engouffrait sous ses ailes, et l'empêcher de faire trop de mouvements brusques, sous peine de les déchirer. Et si elles étaient déchirées, nous tomberions en chute libre. Du coup, Ombre se démenait pour perdre de l'altitude sans trop bouger les ailes. En gros, c'était mission impossible. Mais pour Millard et moi, passagés de la Sombrune, la situation était encore plus délicate. L'eau de la pluie trempait les écailles d'Ombre, les rendant très glissantes. Autrement dit, il était très risqué de s'y agripper, nos doigts glissaient tous seuls et on risquait de tomber. C'est d'ailleurs ce qui a bien faillit arriver à Millard à un moment ; Ombre voulut monter un peu plus haut, espérant décrire un arc de cercle qui lui permette ensuite de plonger jusqu'au sol, mais son mouvement nous prit par surprise, et il fut si brusque que moi je faillis bien lâcher les cornes de la Sombrune auxquelles je m'agrippais comme si ma vie en dépendais (ce qui est un peu le cas). Mais Millard, lui, n'avait que les piques dorsaux pour se tenir, et ceux-ci étaient encore plus glissants. Il faillit bien tomber, mais je parvins à le rattraper par le bras avec un réflexe qui me surpris moi-même, et Ombre acheva de le remettre sur son dos avec une de ses pattes. 

Il pleuvait tellement qu'on ne voyait plus à trois mètres devant nous, surtout qu'en plus un brouillard se leva en basse altitude, ce qui fit ronchonner Ombre car la Sombrune ne pouvait pas non plus voler au ras du sol si elle risquait de heurter un arbre sans même le voir. De temps en temps, elle crachait une de ses ondes avec feu violet comme une fusée éclairante (agacée, elle m'expliquait qu'il s'agissait en réalité d'un tir plasma, ce qui était bien plus gracieux, comme nom, que fusée éclairante, d'après elle). Je n'ai pas répondu, je claquais trop des dents. Millard aussi, à l'arrière ; nous étions trempés, et en plus il faisait froid.

-Si on se fait frapper par la foudre, ça va vous réchauffer, ne vous en faites pas pour ça, grommela Ombre qui était très rassurant.

D'ailleurs, un éclair passa tout près de nous, et me frôla. Prise de panique, je me penchai sur le côté pour l'éviter. Sauf que, bête comme je suis, pendant une demi-seconde je lâchai les cornes d'Ombre ; demi-seconde qui me suffit pour glisser et tomber la tête la première de son dos. Heureusement, la Sombrune avait d'excellent réflexes ; elle plaqua ses ailes contre ses flancs et plongea sous moi avant de se redresser à l'horizontale. J'atterris ainsi directement sur son dos, et je pus me raccrocher à ses cornes avant de tomber à nouveau.

-On ne peut pas continuer comme ça ! cria Ombre. Je vais tenter un atterrissage !

Il plongea vers le sol sans attendre une réponse de notre part, entouré d'éclairs, de pluie et de nuages, et ensuite de brouillard à mesure qu'on se rapprochait du sol.

-Ce n'est pas possible d'avoir une tempête aussi violente ! jura la Sombrune entre ses dents.

Au même moment, une bourrasque plus forte que les autres la renversa sur le côté, et elle chuta sur une dizaine de mètres avant de parvenir à se retourner. Nous étions à présent dans un véritable ouragan, qui soufflait tout autour de nous. Sans le vouloir, nous nous étions dirigés vers le coeur de la tempête. 

-Poses-toi ! ai-je hurlé. Vite !

Ombre n'a pas parut m'entendre. Avec le fracas du tonnerre, en même temps, je m'étais à peine entendu moi-même, alors... 

Soudain, une nouvelle bourrasque, encore plus forte que les précédentes, à heurté Ombre de plein fouet. Au lieu de le renverser sur le côté comme la dernière fois, il fit carrément des tonneaux, avant de se retrouver complètement à l'envers. La tête en bas, agrippés aux écailles glissantes de la Sombrune pour ne pas tomber, Millard et moi étions dans une facheuse posture. Finalement Ombre a réussit à se retourner, mais un nouveau souffle de vent l'a envoyé culbuter à nouveau. Cette fois, j'entendis un craquement, et il siffla de douleur : une de ses ailes venait de se briser sous la force de l'assaut. Au même moment, il y eut un trou d'air, et Ombre chuta, cette fois pour de bon. Il avait beau agiter son aile valide, il ne parvenait pas à se rattraper. Sachant parfaitement que nous allions nous écraser, il se roula en boule avant l'impact pour se protéger, et nous envelopper, Millard et moi, pour éviter qu'on soit blessés nous aussi. Pourtant, l'atterrissage forcé fut quand même tellement dur qu'on roula sur plusieurs mètres avant de heurter quelque chose qui nous arrêta -probablement un arbre, justement. Le choc fut si grand que je m'évanouis.


L'Arpent du Diable, tome 2 de Le monde des particuliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant