Sibylle (Chapitre 14)

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Il était huit heure du soir et Sibylle se défoulait en enchaînant des figures complexes sur la barre à symétrie. La salle de gym était immense à cette heure-ci mais déserte à l'exception d'Heather qui avait tenu à l'accompagner.

Elle ne lui avait rien dit de ses tourments : comment l'aurait-elle pu ? Carlys n'avait pas rementionné "l'incident" et Sibylle ne s'était pas sentie capable d'aborder immédiatement le sujet durant leur retour du lycée...

Elle était beaucoup trop tendue. La moindre émotion aurait suffit à la transformer... en quelque chose de légèrement effrayant.

Elle ferma les yeux quelques secondes, exécuta une nouvelle figure sur la barre avec laquelle jouaient ses mains sans même qu'elle réfléchisse, et sentit l'épuisement qui se répandait dans tout son corps avec un plaisir inavoué.

Se défouler lui avait toujours permis de contrôler la bête en elle. Comme Rodolphe, qui lui avait choisi la course depuis toujours, depuis leur plus jeune âge. La jeune fille souleva alors de nouveau ses paupières, et observa un instant Heather contre le mur.

Ses cheveux blonds, enfin si pâles qu'on aurait pu les dire blancs, étaient pour le moment réunis en un léger chignon et ses yeux gris suivaient les mouvements de sa nouvelles amie en justaucorps.

Ce ne fut qu'au bout d'un bon moment après que Sibylle, totalement essoufflée, vint s'assoir à côté d'elle contre le mur en silence. Elle restèrent ainsi un instant avant qu'Heather ne demande :

-Alors comme ça, tu leur a parlé du groupe "défendons la paix" ?

La jeune gymnaste prit une serviette qu'elle avait pris soin d'amener et essuya la sueur qui ruisselait de son front avant de hocher la tête. Cela, elle pouvait en parler sans crainte. Ce n'était pas un autre secret à cacher, et heureusement, car ils commençaient à tous peser lourd sur son âme... Ses yeux brillèrent lorsqu'elle s'immobilisa de nouveau et lâcha :

-Je les hais... Oh, tu ne peux pas savoir comme je les hais !

Ils lui avaient pris ses parents. Sa mère, si douce et souriante, qui en partant leur avait dit à Rodolphe et à elle : "quand je serais de retour, ce sera avec la paix en guise de cadeau... Quelqu'en soit le prix, nous l'aurons"...

Et elle était morte ! Sibylle n'y avait pas cru d'abord. C'était si irréel, tellement impossible... Comme son père. Papa, tellement présent, tellement merveilleux !

La jeune fille parvint difficilement à sortir de ses pensées car la tristesse lui nouait soudain la gorge. En revenant à ce qui l'entourait, elle constata en se tournant vers sa compagne de chambre que celle-ci été demeurée figée, les yeux rivés droit devant elle sans bouger.

-Heather ! Qu'y a-t-il ?

-Je peux te montrer mon tatouage ?

Sibylle hésita, gagnée de nouveau par le souvenir des mots de Carlys et la scène de l'après-midi, puis choisit de répondre avec franchise :

-Si tu veux mais je ne te montrerai pas le mien.

Son amie esquissa un sourire triste :

-C'est vrai, le plan nous laisse quoi déjà ? Un, deux mois de répit ? Après, étape une, dévoiler nos tatouage et tous nous retrouver...

Sybille continua d'un ton monocorde, revoyant un bref instant passer devant ses yeux les grands hauts-parleurs vétustes de leurs souterrains qui crachaient à toute heure du jour et de la nuit les étapes du plan :

-... le plus dur sera de repérer les enfants de moins de trois ans et les bébés, mais vous ne devez abandonner aucun des enfants d'Astra, et vous réunir en d'immenses syndicats libres, qui seront logiquement soutenus par l'opinion publique qui n'y verra rien de mal...

Elles échangèrent toutes deux un sourire crispé avant que Sibylle n'éclate tout à coup d'un joli rire, se forçant de nouveau à se détendre.

-Oh et puis nous avons plus d'un mois de vacances ! Profitons-en !

Heather acquiesça mais se tourna cependant de manière à lui montrer son dos. Elle souleva dans le même temps son tee-shirt gris uniforme barré du chiffre 4 et Sibylle vit apparaître sous ses yeux le tatouage.

Le dragon stylisé était caché en parti par les sous-vêtements mais le numéro et les lettres, elles, étaient clairement visibles...

Sibylle laissa échapper un cri de surprise.

Tout le monde ne connaissait pas la signification des lettres de tous : elles avaient elles aussi étaient crachées dans les micros, mais pas toutes aux mêmes personnes. Seule Sibylle, son frère et quelques jeunes triés sur le volet avaient dû s'appliquer à tout savoir par cœur...

Elle pouvait donc parfaitement analyser ce qu'elle voyait là.

-"PM"... Prisonnier mineur ?

Heather hocha la tête sans se retourner et laissa son tee-shirt retomber dans son dos avant d'expliquer lentement :

-Je faisais partie de "défendons la paix"... J'ai été arrêtée en même temps qu'une centaine d'autres pour avoir participé à l'attentat. C'était une erreur, Sibylle, une erreur je te le jure !

Et elle explosa tout à coup en sanglot devant la jeune gymnaste qui resta pantoise, ne sachant que faire. Elle choisit alors d'attirer doucement Heather et la serra contre elle sans rien dire pendant quelques secondes avant de répondre d'un ton réconfortant :

-Ne t'inquiète pas, je te crois, calme-toi...

-C'était horrible la prison... Maman venait me voir une semaine sur deux, papa l'autre et puis un jour...

Elle laissa échapper un hoquet qui résonna dans la salle déserte avant de se resserrer contre Sibylle sans s'en rendre compte et de poursuivre :

-Un jour maman n'est plus venue. Une bombe je crois... Et puis, un mois plus tard, je n'ai plus eu de visites du tout. Je me suis retrouvée complètement seule avec des adolescents qui avaient tués, volés, blessés... C'était affreux.

Sibylle ne savait que dire. Jamais elle n'avait ressentit un tel sentiment d'injustice mêlé d'amertume. Elle le savait : pendant la guerre la justice avait été menée durement, sans que personne ne fasse réellement attention aux décisions.

Et là, face à Heather, elle se sentait désolée et presque coupable. Dans sa position, aurait-elle pu faire quelque chose ? En parler à oncle Saedor ? Ce n'était pour elle qu'un lointain problème dont deux-trois personnes avaient parlé, sans plus...

Mais la jeune fille qu'elle tenait contre elle se dégagea doucement, parvint à se reprendre, et laissa tomber dans le silence en se redressant lentement :

-C'est du passé tout ça... Lorsque j'ai compris que j'allais rejoindre les souterrains, les autres enfants... J'ai été folle de joie. Je ne m'attendais simplement pas à ce qu'ils... qu'ils me tatouent dans le dos mon ancien état...

Sibylle imagina tout à coup ce que pouvait être sa douleur. Pour toujours, elle serait "prisonnier mineur", alors qu'elle-même n'aurait à porter que le titre de sœur de l'empereur...

Elle soupira. Pourquoi rien n'était-il jamais simple ? Mais Heather changea de sujet tout à coup et demanda d'une voix tout autre :

-Ça te paraît une bonne idée d'apprendre aux eriquiens la langue d'Astra ?

-Plutôt que nous la leur ? Une excellente !

Et elles échangèrent un franc sourire pour tenter d'oublier tous leurs soucis. Les faire parler français -ou astrayen comme on appelait maintenant leur langue- ? Ce serait déjà une belle victoire... de l'intérieur du pays.

Les enfants d'Astra T1 [SOUS CONTRAT D'EDITION] & 2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant