Chapitre IV

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Hantée par ma rencontre avec Gregory, je ne pensais plus qu'à le revoir à nouveau. Ce sentiment me rendait à la fois joyeuse et triste.

Joyeuse parce-que j'aurais le privilège de plonger à nouveau mes yeux dans son regard en diamant, et triste parce que nourrir ce sentiment allait à l'encontre de la raison pour laquelle je m'étais réfugiée dans ce couvent.

En effet, n'était-ce pas à cause de la déception des hommes que je m'étais engagée dans cette voie? Et voilà qu'à peine arrivée, j'avais déjà succombé aux charmes du premier venu!

Non... Je devais à tout prix éviter ça...

Pour éluder cette embûche, je décidai de rester cloîtrée à Saint-Vincent. J'avais lu un passage dans les Écritures Saintes qui recommandait de "fuir le péché". J'optai donc pour cette solution. La fuite.

Le temps passait, et avec lui ma douleur. Je me consacrai pleinement aux tâches qui étaient désormais les miennes.

Deux mois plus tard, j'achevai ma période de postulat pour entamer celle de noviciat. La Mère supérieure était ravie de mes progrès et de mon attachement à Dieu.

En vue de me préparer à ma vie de religieuse, elle décida de m'envoyer servir d'aide au séminaire qui se trouvait juste à côté.

Imaginez mon agonie! Je n'avais désormais plus aucun moyen d'échapper au fait de revoir Gregory...

Le Prêtre en Chef, celui que j'avais vu précédemment, m'accueillit avec chaleur. Il m'indiqua ce que j'aurais à faire, à savoir travailler aux cuisines, faire quelques tâches ménagères et bien sûr veiller à faire mes prières quotidiennement.

La chambre dans laquelle on m'installa était similaire à celle que j'occupais à Saint-Vincent. La seule différence était qu'elle semblait un peu plus spacieuse.

Le lendemain de mon arrivée dans ma nouvelle demeure, on nous chargea, moi et deux autres religieuses, de servir les repas aux apprentis prêtres dans la grande salle qui servait de réfectoire.

L'une, blonde aux manières rudes, s'appelait Catherine et l'autre, brune et douce, se nommait Anne. Bien entendu, je m'attachai aussitôt à la dernière.

Toutes les trois, nous nous mîmes à la tâche sans perdre de temps. Comme j'étais la nouvelle, les deux autres m'encadrèrent et me montrèrent comment m'y prendre.

Catherine, qui préférait qu'on l'appelât "Cathy", m'apprit de son ton dur qu'elle était dans ce séminaire depuis près d'un an.

—Et tu t'y plais? lui demandai-je pour faire la conversation.

Elle me dévisagea comme si je venais de lui demander si Jésus était vraiment le Christ.

— Nous ne sommes pas ici pour mener la belle vie, mais pour servir le Seigneur, répondit-elle d'un ton sec.

— Ah...Oui c'est vrai... Excuse moi...

— Peu importe ce qu'il nous demande de faire, ajouta-t-elle avec un air mystérieux.

Je choisis de ne pas approfondir le sujet. Je me tournai plutôt vers Anne.

—Et toi? Depuis combien de temps es-tu ici?

— Oh moi c'est une tout autre histoire, me répondit-elle. Ma mère était une Soeur à Saint-Vincent. Elle m'a eue quelques temps avant de le devenir. Elle est arrivée ici avec moi, après avoir rompu avec mon père qui était...

Elle hésita un instant.

— Disons qu'il ne la traitait pas bien. La Mère Supérieure fut assez gentille pour accepter de nous héberger, elle et moi. Quelques temps après elle devint elle-même religieuse, et bien sûr je suivis ses traces.

— Je vois. Mais quand tu dis ma mère "était"... Veux-tu dire qu'elle est...?

— Morte, oui, confirma Anne, un voile de tristesse couvrant son visage. Il y a un an maintenant. Un cancer.

— Je suis désolée...

— Merci. Elle me manque beaucoup... Ma seule consolation est que je sais qu'elle est dans un endroit meilleur à présent. Un monde où il n'y a ni pleurs ni souffrances...

J'opinai du chef. Cathy ne semblait pas être touchée par le récit de Anne. Elle avait dû l'entendre plus d'une fois déjà, ou alors elle s'en fichait.

— Et toi? me demanda Anne. Comment t'es-tu retrouvée ici?

Sa question me fit pâlir légèrement. Elle venait de me révéler une partie de son passé, mais je n'étais pas encore prête à lui révéler le mien.

Alors que je me demandais comment faire pour ne pas répondre, une diversion se présenta d'elle-même.

— Connais-tu ce jeune homme là-bas? demandai-je à Anne en indiquant de la tête Gregory qui venait d'entrer au réfectoire, l'air calme et serein.

— Gregory Arden, répondit-elle avec un petit sourire, qui me fit comprendre que je n'étais pas la seule à avoir les yeux sur lui. Oui, je le connais. En fait tout le monde le connaît ici.

—Ah oui? fis-je, intriguée. Comment ça se fait ?

—Il paraît que c'est le meilleur élève que le séminaire ait jamais eu. Il a les notes les plus élevées dans toutes les matières: philosophie, théologie etc. On dit que c'est le chouchou du Père Supérieur.

—Ah...

—Pourquoi t'intéresses-tu à lui?

— Oh pour rien, répondis-je en rougissant légèrement, ce que je réussis à dissimuler en préparant le prochain plat.

Au menu du jour, il y avait du riz, des légumes et des saucisses. La nourriture n'était pas servie en grande quantité. Anne m'expliqua que c'était dû au principe de Matthieu 4:4.

—Le principe de Matthieu 4:4?

— Oui, renchérit Anne. "L'homme ne vivra pas seulement de pain mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu." Autrement dit, on accorde plus d'importance à la nourriture qui fortifie l'esprit qu'à celle qui fortifie le corps.

Après ces paroles, je balayai la salle du regard.

Pas un seul homme en surpoids ou obèse. La seule personne qui semblait un peu enrobée était le Père Supérieur. Pour cause, il ne mangeait pas comme les autres.

Je compris à ce moment pourquoi il se faisait livrer de la nourriture. Ce qu'on mangeait ici n'était pas abject, mais ce n'était pas fameux non plus.

Lorsque Gregory vint prendre son repas, je crus qu'il allait me faire un signe quelconque pour manifester le fait que nous nous étions déjà rencontrés, mais je fus déçue. Il ne me regarda même pas.

M'avait-il déjà oublié ou alors estimait-il ne pas devoir m'accorder une attention particulière?

Je mentirais si je disais que cela ne me dérangea pas. Je savais que c'était mal, mais c'était plus fort que moi.

Le reste de la journée se déroula normalement. Nos tâches terminées, je retournai dans ma chambre, un peu abattue même si je refusais de le reconnaître.

L'heure était avancée. De ma fenêtre, je pouvais voir la lune entourée d'une kyrielle d'étoiles, répandant sa lumière mélancolique dans ma chambre plongée dans l'obscurité.

Après m'être changée, je me mis à genoux, dans l'intention de dire mon "Notre Père" et "Je vous salue Marie", quand soudain on frappa à ma porte.

Surprise, je me levai aussitôt, me demandant qui pouvait venir me visiter à cette heure tardive.

"Peut être Anne", pensai-je.

Mais lorsque j'ouvris la porte, je vis un jeune homme vêtu d'une soutane noire, tenant une lampe dans sa main droite et m'observant avec des yeux brillants.

C'était Gregory.

Au nom du Père et du vice Où les histoires vivent. Découvrez maintenant