Au milieu de l'obscurité, deux âmes tourmentées décident de se confier l'une à l'autre. Ouvrant leur livre intérieur à la bonne page de leur récit inachevé, ils se dévoilent sans se douter qu'ils ont bien plus à partager. Oubliant leur routine quotidienne et leurs quelques problèmes ; ce soir, ils sont deux adolescents chacun porteur d'une harmonieuse histoire. Laissant place à leur imagination, et à leur indéformable perception.
Tout a commencé une heure plus tôt, sur le toit d'un bâtiment quelconque, un bloc de ciment parmi tant d'autres faisant tâche dans le paysage, façonné par la main de l'homme pour s'élever jusqu'aux nuages vaporeux. Et pourtant, du haut de cette construction, c'est le monde entier qui s'offre à eux.
– T'as piqué ma cachette. s'offusque-t-il, en apercevant une silhouette aux courbes féminines assise tranquillement sur les bordures du rectangle formé par les lignes de ce toit.
– C'est mon refuge depuis longtemps déjà, se défend-t-elle.
– Vraiment ?
– Oui, j'étais là avant toi.
– T'as pas de preuve.
– C'est pas moi qui viens d'arriver à l'instant.
Leurs regards se croisent, puis se fuient pour mieux se confondre à nouveau. Ils se défient. C'est un jeu pour eux, à qui tiendra le plus longtemps, sans ciller ; immobiles telles des quilles, aucun des deux ne veut abandonner. L'un a les yeux gris, l'une les a bleus. Cela n'empêche pas à l'un d'être soudain épris par la rondeur de ces pupilles, et à l'une de lancer des éclairs à son adversaire sans se soucier du changement soudain d'attitude que ses traits libèrent.
– On se connaît ? demande alors le jeune homme.
– Laisse-moi réfléchir... Non, lui répond-t-elle, toujours cette amertume dans le regard.
– Vraiment ? Pourtant j'aurais cru t'avoir déjà vu quelque part...
– Eh bien, tu crois mal.
– C'est pas toi la fille que tout le monde qualifie « d'asociale » ?
– Par « tout le monde », tu veux dire tous ces cons au lycée ?
– Oui, je crois bien.
– Eh puis pour info, je ne suis pas asociale, je n'aime juste pas quand les gens me font chier.
– Ça s'appelle être asociale.
– T'as d'autres remarques inutiles à ajouter ou ça y est, t'es prêt à me laisser en paix ?
L'adolescent lève les yeux au ciel, comme en pleine recherche d'un détail lointain, enfoui dans les abîmes de sa mémoire et de ses confins. Il reste statique, épaules obliques, bras ballant et mémoire en effusion de sang.
L'adolescente en profite alors pour détailler le physique de cet intrus en ce lieu qu'elle considère comme sacré et qu'elle ne pensait pas être connu. Grand, brun, au nez aquilin, au menton surmonté par la repousse minime d'un début de pilosité - seul indice des prémices de sa virilité - une mâchoire dessinée, et un corps en apparence sans attraits particuliers ni originalité dans sa manière de s'habiller. Jean, t-shirt, basket, voilà qui suffit pour passer inaperçu et ne pas se faire remarquer. Il est quelconque, et pourtant elle sent quelque chose de différent en lui qui émane sans doute de sa personnalité.
– C'est Judy, c'est ça ?
Ça y est, il a retrouvé son identité, attrapant à la volée le nom qui colle à la peau de cette étrangère au fort caractère, persuadé que ce visage aux joues creuses et au regard de marbre lui était familier. Par son aspect extérieur, la blondeur de ces cheveux se tortillant en fouillis complet sur les rebords de ses épaules et de son dos recourbés, l'arcade sourcilière meurtrie par un piercing qui donne son petit effet, le teint pâle et livide aux expressions presque inaccessibles, inébranlables, le style inimitable de ses vêtements, un mélange de vintage, à la fois rock et subtil dans son entité, le genre de fille qui n'en a rien à faire de paraître jolie, qui passe son temps à l'écart des autres, sans se soucier d'être aimé et d'avoir de réels amis. Le jeune homme visualise et petit à petit réalise ; troisième rang en partant du fond, salle 303, cours d'Espagnol le mardi et jeudi avec Mme Gutierrez ; oui, c'est elle, il en est certain, c'est bien elle.
– J'aurais aimé être quelqu'un d'autre, mais mes parents ont eu le malheur de me nommer ainsi, confirme-t-elle à son tour sans grand enthousiasme à son égard.
– C'est joli Judy comme prénom pourtant.
– Si tu le dis, répond-t-elle à sa remarque, toujours avec un léger goût de mépris.
Pourtant, intérieurement, sa conscience semble saturée par un grand étonnement. N'ayant sans doute pas l'habitude que l'on se souvienne d'elle, elle trouve cela presque irréel que quelqu'un daigne enfin se soucier de qui elle est.
– Comment t'as fait ? lui demande-t-elle alors.
– Pour ?
– Pour trouver mon nom.
– J'ai une bonne mémoire, lui donne-t-il en guise de réponse, et en tapotant sa tempe pour illustrer ses propos.
Il s'avance un peu plus vers elle, ou vers le vide qui l'appel, effectuant trois grands pas sur le ciment froid recouvrant les coutures du toit. Puis, s'accroupit à ses côtés pour pouvoir mieux contempler la beauté du soir et dans un même temps, l'admirer elle sans arrière-pensée dérisoire.
– Moi, c'est Nathaniel, mais tu peux m'appeler Nate.
– Attends un peu avant d'être trop familier avec moi, on ne se connaît même pas, lui fait-elle remarquer, dénotant sa marginalité.
– On peut au moins partager ce toit ? propose-t-il en contrepartie.
– C'est à voir. Ça dépend de ce que tu as à raconter...
– Je n'ai pas une vie passionnante.
– Ça tombe bien, moi non plus.
– Dois-je en déduire que je peux rester ?
Elle lui fait part d'un mince sourire, qui à cet instant, veut déjà tout dire.
Musique en média : Sleeping at last - Venus
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Sous les étoiles
Short StoryUne adolescente, un adolescent. Des pensées en vrac, saupoudrées de philosophie, d'envies et de longs discours sur la vie. Un éloge de l'être humain, un réquisitoire contre l'incertitude de notre fin. Rien de bien différent de ce que l'on a l'habitu...