Chapitre 12 : Les larmes de crocodiles

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-Secoue ta bouteille et retourne la aussitôt, m'ordonne V sous les yeux captivants du chaudron.

J'exécute le geste et suis les recommandations, Yanis imprime chacun de mes mouvements pour pouvoir les reproduire à l'identique par la suite. L'eau qui remplissait le contenant cylindrique se rassemble instantanément comme une éponge qui sèche. Durcie au contact d'un composant qui m'est sur le moment inconnu et en renversant le contenu, une bulle se créée à la sortie de la bouteille. Elle a la taille d'une grosse perle et s'agrippe comme une ventouse. La petite boule renferme un liquide mauve. Comment une si petite merveille a pu se former ainsi, c'est si minutieusement modelé que j'hésite à la toucher tant elle paraît fragile.

-Dépêche-toi, les larmes de crocodile changent rapidement de consistance !

Alertée, je dépose la perle dans la main relâchée de Rose, puis la marmite manipule la perle d'eau en alternant main gauche main droite avec l'habilité d'un jongleur. Au fur et à mesure la perle se métamorphose, l'eau qui y était enfermée est absorbée et une pâte élastique se construit au contact des mains magiques du chaudron. La bulle a vraiment disparue, à présent elle est pétrie, pliée, aplatie, étirée par les doigts d'une cuisinière d'exception. Comme un enfant qui s'amuse avec de la pâte à modeler, elle façonne une sorte de glue mauve.

-Tiens toi prête à l'attraper au vol. Dès que je vais lancer cette mixture, celle-ci va s'envoler directement vers la bande rose de l'arc-en-ciel. L'ingrédient contenu à l'intérieur ne survit que dans « les mondes ». Si tu t'agrippes à elle, tu seras obligatoirement emportée puisque ce produit doit retourner vivre dans son pays natal. Ne t'inquiète pas, la pâte ne se détachera pas facilement de ta main, il faudra d'abord que tu arrives à destination pour cela. Je te conseille de regarder vers le ciel quoi qu'il arrive car tu risques fortement d'avoir le vertige.

-Mon poids ne va pas étirer encore plus la mixture jusqu'à la casser, telle une pâte à pizza que l'on voudrait étaler ? Ajouté-je.

-Non, comme je l'ai expliqué plus tôt après un certain temps et les manipulations que j'ai effectuées la larme de crocodile rend le reste de plus en plus incassable.

Je regarde alors au-dessus de moi, l'arc en ciel et toutes ses lignes de couleur. Je traverserai bientôt l'une d'elle ? J'appréhende tellement l'effet que cela me ferra, du côté positif de la chose bien sûr... En effet, la hauteur à laquelle je m'apprête à monter me semble insurmontable, surtout avec l'aide d'une sorte de pâte à fixe. Est-ce-que c'est vraiment sécurisé ton truc V ? C'est le moment d'y aller, j'acquiesce d'un signe de la tête en direction de la marmite rose et m'efforce de garder un sourire des moins angoissé. Ma petite voix me dit qu'il faut que je me retourne, Yanis et V sont là pour m'encourager. Ils me rejoindront de la même manière juste après moi de toute façon. Je fais le vide dans ma tête et répète l'une de mes chansons favorites, le volume au plus haut afin d'oublier mon ascension prochaine. Rose me tend la boule, réceptionnée, j'enroule un peu de produit autour de mon poignée avant de lui redonner le reste. Accrochée comme à une laisse, je jette un dernier coup d'œil vers mes amis qui forment des pouces en l'air en signe de réussite.

Trois, deux, un, Rose lance la boule haut dans le ciel, on l'a voit traverser l'arc-en-ciel tout en s'étirant au fur et à mesure de sa lancée. A une vitesse folle, la première partie de la pâte a pu atteindre son pays, comme prévu le peu de pâte accrochée à ma main est bien dosée. Me voilà emportée avec pour seule prise mon poignet droit. Je ne touche plus le sol, mes yeux sont rivés sur la destination finale et la pâte mauve s'étire jusqu'à mesurer la taille d'un fil de laine. Depuis l'endroit où se trouvent mes compagnons de route, je ressemble certainement à une personne flasque qui se laisse tirer. Le produit coloré s'élève, comme attiré par un aimant. Mon cœur bat à tout allure, bien que le produit à la larme de crocodile ne se brise pas, je ne lui fais pas confiance. Il continue de m'emmener quand la luminosité des rayons du soleil devient trop forte pour que je la supporte. Je suis contrainte de fermer les paupières quelques instants. Il faut que je puisse voir tout ce qui se passe, ma tête me tourne et je ne sais plus où je suis. Où vais-je ? Mon cerveau est déconnecté, des milliers de couleurs se démultiplient devant mes yeux et forment un voile. Je devine les agissements de mes bras, ils se déplient et essayent de trouver quelque chose à toucher. La vie de zombie n'est pas marrante.

Lorsque ma vue redevient claire et nette, je découvre que ce moment était l'amplitude nécessaire pour traverser la frontière. Un paysage totalement méconnaissable se dévoile, je suis estomaquée par la rapidité du voyage. A la sortie de l'arc en ciel, le fil me tire vers le bas et petit à petit, mon corps se dépose sur le sol du pays des fées. La pâte mauve n'a pas cédée, mon bras droit a cependant enduré. Une grosse douleur se logeait à force de tirer mon corps avec ce seul membre, il aurait pu se déboîter. Heureusement, le trajet n'était pas lent et abondant. Rassurée de me sentir revivre, il ne me reste plus qu'à attendre le reste de la troupe. Je détache mon poignet et remarque qu'un fil de pâte vient de surgir de l'arc en ciel, celui-ci atteint la verdure et s'enracine instantanément. Yanis arrive, il descend progressivement et finalement j'observe que le fil qui nous a transportés forme un autre demi-cercle en traversant l'arc en ciel. A terre, Yanis ne lâche pas le fil et le ramène doucement vers lui comme je l'ai moi-même fait plus tôt. Plus rien ne retient la pâte du côté humain.

-Comme tu es mignonne déguisée ainsi, réplique le jeune homme au sourire d'enfant.

-Tu n'es pas mal non plus avec ton couvre-chef vert, riposté-je en saisissant la gentille moquerie.

Ces chapeaux verts ne mettent pas en valeur nos beaux visages tant ils sont volumineux, encombrants et peu raffinés, chacun de nous, ôte le chapeau à l'autre sans hésiter ni en lui demandant son avis. Mes cheveux bouclés sont gracieux détachés mais je décide les relever en queue de cheval à cause de la chaleur supplémentaire qu'ils me procurent. Les rayons du soleil tapent si fort que nous apprécions l'humidité du ruisseau adjacent et les vêtements estivaux que nous portons.

-Salut ! Comment ça se passe, vous vous habituez à votre nouvelle taille ? Intervient le leprechaun en atterrissant.

-Plutôt bien, répondis-je. La salopette verte au-dessus du t-shirt blanc est une tenue moderne et pratique, j'adhère !

-Vous devriez revoir votre collection de chaussures pour homme, les modèles à boucles ne sont pas ergonomiques et assez peu élégants, vous voulez économiser des lacets ? Plaisante Yanis qui fait allusion à la relation qu'entretiennent ces créatures avec l'argent.

La réaction de V donne l'impression qu'il est vexé mais étonnement il retient sa colère, comme pour faire honneur à ses promesses fraternelles.

-Apprend à les faire avant de critiquer, tu n'imagines pas le travail qui se cache derrière tout ça... Espèce de bon à rien, marmonne-t-il dans sa barbe.

-Je me doute que vous n'appréciez pas non plus ces chapeaux excentriques mais si vous voulez avancer rapidement il faudra vous en contenter. Le soleil est brulant à cette période de l'année, il permet aux fées de faire leurs provisions pour l'hiver, ajoute le leprechaun en s'installant sur la serviette à pique-nique.

Tout en dégustant les quelques sandwichs que j'avais préparé ce matin, nous discutons de tout et de rien quand une question vient me chatouiller les neurones.

-V ? C'est peut-être une question ridicule mais j'aimerais être sûre... Est-ce que le temps est suspendu pendant notre voyage ?

-C'est une très bonne question ! J'ai oublié de vous le préciser ! S'exclame-t-il. Le temps ne s'arrête pas vraiment, vous pouvez rester ici pendant deux jours sans vous faire repérer mais après ce laps de temps, la vie reprend son cours. Après 48 heures dans les mondes imaginaires, vous rebasculerez automatiquement dans votre monde.

-Et à chaque fois nous devrons faire ce chemin ? Demande Yanis.

-Non, rassurez-vous, vous réapparaîtrez à l'endroit d'où vous êtes partis. D'ailleurs, il faut que je vous donne vos bracelets. Quand vos boutons sont rouges, cela signifie qu'il ne vous reste plus beaucoup de temps.

Les bracelets rassemblent une vingtaine de minuscules miroirs espacés qui s'illuminent quand il est l'heure de s'en aller. A l'inverse, V nous explique que le bracelet clignote vert quand il est prêt à être à nouveau porté. Généralement, la durée moyenne de recharge chez les humains varie de une à deux journées alors c'est parti !

-Au boulot, déclare V en se relevant. Girouette nous attend certainement près de l'eau.

Somewhere over the rainbows !Où les histoires vivent. Découvrez maintenant