Prologue

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« La vérité est cruelle à entendre. »

Date inconnue


Diel fut le premier à émerger des ombres. Silhouette peinte d'un bleu profond comme les océans, l'esprit qui voyageait entre les mondes huma les présences qu'iel venait d'invoquer.

Iel était un être multiple et changeant ; sa conscience mouvante comme les astres différait d'un système à l'autre, d'un monde à l'autre. Car les microscopiques assemblages moléculaires biologiques qui constituaient la partie dispersée de son corps, éloignés de milliers de kilomètres les uns des autres, devaient transmettre leurs informations par le biais de minuscules impulsions électromagnétiques. Ce processus lent laissait la toile dans un état d'instabilité permanente. Il fallait plusieurs centaines d'heures pour qu'une donnée voyage de la Terre à Danion, la planète-océan où se situait la partie immergée de son corps ; une bibliothèque vivante faite de millions, de milliards de tonnes de matière organique.

Diel était donc en tous ces endroits à la fois, existence abstraite mais vaste, volonté diffuse inscrite dans un fin maillage.

« Je te sais soucieux » dit Adam.

L'androïde, le créateur des alephs et véritable fondateur de l'Exadiel, était mort vingt ans plus tôt sur Terre. Les nanomachines assurant le fonctionnement de son système nerveux central, primordiales à la préservation de sa personnalité et de sa mémoire, avaient été dépensées pour sauver une okrane de la mort. Elle se nommait Aléane, comme elle s'était toujours nommée.

Diel avait convoqué le fantôme d'Adam, le mirage rescapé à l'intérieur de sa vaste mémoire. Car rien ne mourait véritablement dans l'esprit de Diel ; des êtres qui avaient cessé de vivre subsistaient des souvenirs vivaces, patiemment conservés, qu'iel pouvait rappeler à tout moment.

Adam croisa les bras, imperturbable, fidèle au personnage historique qu'il était devenu.

« Les vingt dernières années, dit Diel, n'ont été que la suite logique des événements que nous avons vécus ensemble. Cela n'a pas commencé quand les alephs sont revenus sur Terre ; pas davantage quand tu les as envoyés dans l'espace. Peut-être que cela a commencé quand Nazar Kirdan vous a créés, toi et les premières consciences artificielles. Ou peut-être, quand le professeur Mrozowski a donné à Nazar sa bénédiction. Quand il a impulsé la création du Bureau International de Surveillance.

— Et maintenant ? demanda l'androïde.

L'ère des esclaves a pris fin. Le temps des Élus commence.

Une présence se coula à leurs côtés, fière et dominatrice.

— Je te reconnais, dit Adam.

Nous nous sommes connus » confirma la créature.

L'esprit retors auquel Diel s'était connecté leur apparaissait comme une silhouette drapée de volutes de fumées. Contrairement à Adam, il s'agissait d'une chose bien réelle et vivante ; mais plutôt que d'être incarnée dans le monde, elle l'enserrait dans ses griffes.

« Je ne comprends pas.

— Nous sommes arrivés à un nouveau moment de basculement, dit Diel.

— Pourquoi suis-je ici ? lança Adam. Mon rôle est-il de chasser les démons ?

— Je voudrais que tu m'aides à comprendre. Comprendre pourquoi une telle menace existe et pourquoi si peu la voient.

La vérité est cruelle à entendre, dit l'ombre. Depuis ses débuts en tant que singe parlant, l'humain n'a guère évolué. Son monde est devenu complexe, mais il obéit toujours aux mêmes principes. Ses actions sont dictées par des facteurs psychologiques découlant de causes simples, elles-mêmes reliées à son fonctionnement grégaire : l'humain est un primate vivant en groupe, perclus de peurs et nourri de diverses drogues. Quatre cent mille ans d'évolution n'ont rien changé à cela. Mille ou deux mille ans de plus n'auront aucun effet. L'humain a vécu, il n'était qu'une étape.

— Quelle est la prochaine selon toi ? l'interrogea Diel. Les okranes ? Les alephs ?

Les okranes ne sont qu'une expérience sortie de son contexte. Des créatures artificielles échappées de leur rôle premier. Leur création n'avait aucun sens ; un sens qui continuera de leur manquer. Quant aux alephs, ce ne sont que des clones d'Adam, moins performants, moins intelligents que lui. Ols ne sont pas vraiment vivants. Ols ne méritent pas ce titre.

— Alors, quel monde désires-tu ? s'exclama Adam. Vers où te mènent tes actes ?

Le monde que je désire, je suis apte à le construire. Voici mon œuvre. »

L'ombre se retira, satisfaite. Adam se tourna vers Diel, l'inquiétude perçant dans sa voix.

« Si le monde est menacé, tu peux encore agir pour le sauver. Rien ne peut arrêter l'Exadiel ; le BIS exerce encore un contrôle sur la Terre. S'iels agissent ensemble, iels peuvent stopper ce monstre. Souviens-toi, Diel. »

Se souvenir. Voilà ce qui faisait parfois défaut à l'extraterrestre ; parfois, sa mémoire se diluait dans ces immensités de vide, elle se perdait et ne revenait jamais à Danion – Diel craignait d'oublier quelque chose de capital.

« Me souvenir, dit-iel.

— C'est toi qui a créé les okranes. C'est toi qui a créé Adam. Sans ta présence, je n'aurais jamais erré que vers ma destruction, sans but. L'Exadiel est ton œuvre ; la libération des okranes, ta gloire. Oserais-je le dire ? Je me demande si ce n'est pas toi qui a planté les toutes premières graines, poussé Nazar Kirdan à construire des consciences artificielles, voire imprimé le tout premier mouvement... le professeur Mrozowski.

— Tu surestimes ma capacité à influencer les personnes et les affaires de ce monde.

— Tu étais là depuis toujours Diel, et tu seras toujours là. Il t'est possible de rechercher de futurs prophètes. Cesse de craindre l'avenir.

— Hélas, dit Diel. Il ne s'agit pas de l'avenir. »

Une lumière naissait aux confins, entrant dans le champ de vision de l'androïde.

La planète se découpa dans l'ombre d'un soleil. Des objets en apparence minuscule l'encerclaient comme des fragments de poussière. Ils s'illuminèrent les uns après les autres, rideau d'étoiles descendant sur le monde.

Des explosions brillèrent derrière les nuages, des corolles de cendre s'ouvrirent aussitôt. Les fleurs de la mort étouffèrent toutes les autres lumières. Elles annonçaient un long hiver.

De minuscules étincelles scintillèrent dans les orbites basses, comme un retour de flamme, un écho porté dans l'espace lui-même.

« Je ne veux pas croire...

— Et moi, dit Diel, je veux comprendre. »

Iel vit qu'Adam, envahi par la terreur, avait assez souffert. Alors iel renvoya son esprit au silence, le regardant disparaître comme une nuée de pétales au vent.

Se souvenir. Combien d'années s'étaient écoulées depuis lors ?


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Je vous laisse sur ce prologue - teaser. À bientôt pour le premier chapitre...

Le Temps des ÉlusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant