58. Dernier choix

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« Resterait-il une seule ville après-demain ? »

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« Quatre. C'était la première vague. Ols vont s'adapter en fonction de ce qui a fonctionné ou pas. Les Russes ont réussi à en dévier un avec un missile nucléaire tiré en atmosphère. Un autre a été littéralement pulvérisé, mais on ne sait pas qui a tiré. On pense que ce sont des services américains qui ont attendu le dernier moment.

— Combien de victimes ? dit le directeur du BIS, le regard éteint.

Kzran soupira.

— Un million. Mais, juste après l'impact dans le Pacifique, il y a eu des prémices de secousse sismique. Si un tremblement de terre important se produit, les conséquences pourraient être plus graves. Vous le savez : C compte s'adapter pour déclencher l'effondrement de nos sociétés, tout en favorisant la sélection naturelle des individus restants.

Le secrétaire de l'ONU avait l'air hagard, les yeux vides.

— Est-ce que nous sommes censés dire quelque chose ? Que s'est-il passé sur Constellation 5 ?

— Ils étaient attaqués par les Léviathan. Ils ont mis le réacteur nucléaire en surcharge à l'aide des codes que le Bureau leur avait donné. Cela a permis de détruire une dizaine d'alephs.

— Nous sommes fichus.

Kzran écrasa son poing sur la table.

— Fermez-la, Molak !

Le directeur du BIS tourna la tête vers lui, surpris.

— Écoutez-moi bien, directeur de pacotille. Écoutez attentivement. Je ne peux pas vous dire combien nous serons encore après la fin de la guerre. Cent mille, un million ou un milliard. Je peux vous dire que, vous et moi, nous serons morts. Quoi qu'il reste de ce monde après la guerre, c'est un monde envers lequel vous avez un devoir. Alors faites votre boulot, bordel. Prenez votre téléphone et aidez-moi à organiser le BIS ; contactez les chinois pour qu'ils dynamitent les astéroïdes en orbite avec leurs bombes H, et les martiens pour savoir ce qui leur est arrivé. Agissez, Molak.

— L'Égide, dit le directeur d'une voix pâteuse. Où en est l'Égide ?

— Je ne sais pas. Je ne sais pas si nous devrions compter dessus, car le temps va bientôt nous manquer. »


***


Ironie de l'histoire, le BIS, qui avait passé tant d'années à traquer les technologies nanorobotiques interdites, y avait maintenant recours.

Aléane savait que ce qu'ils faisaient dans ce bunker était immoral, même s'il ne restait rien d'Alice Chan dans ce corps ni ce cerveau.

Elle était sortie de la salle d'opération avec une envie de vomir, en voyant les perceuses s'agiter autour du crâne de l'ancienne directrice du BIS, sous l'œil professionnel des techniciens. De trous microscopiques dans l'os, d'agressives nanomachines seraient déversées sur le cortex. Déployées comme une armée de microbes, elles liraient la configuration des neurones pour en extraire de l'information mémorielle.

La curiosité dévorante de C, son envie de reprendre contact avec Aléane, l'avait trahi. L'astéroïde censé s'écraser sur le bunker du BIS avait été pulvérisé en vol par l'arme secrète des américains. Christian Mahler ne prévoyait pas que le corps d'Alice Chan serait livré sur un plateau au Bureau. Or, le BIS était prêt à décortiquer chaque couche cellulaire pour en extraire de l'information, quitte à fouler aux pieds allègrement les frontières de l'éthique.

Aléane jeta un regard vers la tête immobile, crâne rasé, respirateur artificiel collé sur la bouche. Chan ne survivrait à cette opération de lecture que sous forme de légume. Elle ne s'éveillerait pas de son coma artificiel. Iels étaient en train de la tuer, et iels n'avaient pas le choix.

La puce corticale était un petit carré noir d'un demi-centimètre de côté, d'un millimètre d'épaisseur. Le bras robotique qui l'avait extraite de l'arrière du crâne la plongea dans du liquide physiologique pour la nettoyer du sang et retirer les derniers neurones accrochés.

***

La CVU ne faisait plus assez confiance aux stratèges aleph pour qu'ils commandent les drones spatiaux. Elle avait hésité à les confier à des pilotes. Les informaticiennes avaient assemblé des IA en quelques jours. Iels les avaient testées en environnement virtuel. La Cellule de Veille garderait la main sur le mouvement des drones, prête à donner des ordres si un changement manuel de stratégie se révélait nécessaire.

Mars était une planète fragile. Après vingt ans de travail, l'Union n'occupait toujours que zéro virgule un pour cent de la surface de la planète, à l'abri de boucliers magnétiques, des bulles irisées visibles de l'espace. Certes, la pression de l'atmosphère extérieure atteignait le demi hectopascal, ce qui facilitait déjà la vie sur place, mais elle était irrespirable.

La couche d'ozone n'étant qu'à l'état de squelette, les micro-organismes chlorophylliens déployés en griffures verdâtres sur le sol de la planète devaient résister eux-mêmes aux rayonnements ionisants du Soleil.

Le titanesque travail de terraformation se poursuivrait durant des décennies et ne s'achèverait que lorsque l'écosystème vivant s'étendrait à toute la planète, formant une biosphère stable et animée d'un processus évolutif interne.

Sous leurs bulles magnétiques, alimentées par des réacteurs nucléaires et par la géothermie, les martiens se savaient dépendants. Depuis des années, des convois de Léviathan acheminaient vers la planète des éléments essentiels à sa transformation : glaces de dioxyde de carbone et de méthane, eau purifiée des anneaux de Saturne. Lorsqu'Égide serait déployé, tout ceci prendrait fin. Les martiens n'auraient plus comme seule ressource que leur connaissance de la planète, l'exploitation de ses propres minéraux, et une organisation sans faille.

Resterait-il une seule ville après-demain ?

La conseillère Molia savait comme quiconque que leur survie dépendrait des drones spatiaux et d'Égide. Les drones ne pouvaient que retarder les léviathan. Seul le lancement d'Égide les arrêterait définitivement.

« Nous avons une décision difficile à prendre, conseiller. »

Le doyen du conseil de l'Union était un okrane de plus de soixante-dix ans. Un record interplanétaire.

« Le vote a lieu dans une heure, ajouta-t-il. Puis-je espérer de vous convaincre d'ici là ?

— Ce sera peine perdue, doyen. Contentons-nous d'attendre le vote, je me conformerai à son résultat.

— Conseillère Molia, je sais que vous connaissez assez bien Kzran.

— Il ne s'agit pas de connaître qui que ce soit. Il s'agit de savoir ce que nous voulons être.

— Cela se défend très bien. »

Iels avaient le choix entre deux stratégies : la première, lancer en même temps Égide sur la Terre et Mars, comme le plan accordé avec le BIS le prévoyait. Auquel cas les satellites destinés à la Terre seraient propulsés vers celle-ci comme des obus, consacreraient une énergie colossale à leur ralentissement et mise en orbite, et détruiraient un à un les alephs restant dans l'espace terrestre.

Malheureusement, s'il fallait lancer les deux en même temps, il fallait attendre. Attendre encore deux jours et risquer de tout perdre, pour sauver ce qui pouvait l'être de la Terre.

A contrario, iels pouvaient lancer Égide dès maintenant. Iels avaient suffisamment de satellites prêts. Mais s'iels le faisaient, iels ne pouvaient plus espérer surprendre les alephs. Une seule stratégie resterait alors à C : projeter tous les astéroïdes sur le sol terrestre sans attendre. Brûler toute la planète Terre sous le feu céleste avant de périr.

Les martiens pouvaient se sauver avec certitude, en condamnant la Terre.

Kzran en était-il conscient ? Certainement.

Le Temps des ÉlusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant