Chapitre 6 - Compassion

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Qu'est-ce que Evrik fout dehors ? À trois heures du matin ? Je sais que c'était lui. Je le sens. Je ne peux pas l'expliquer, mais c'est sûr, et quelque chose me dit qu'il est en train de galoper je ne sais où dans la nature. La frustration m'envahit car, évidemment, je ne peux pas rappeler un numéro masqué. Super.

Inutile de dire que quelque chose ne tourne pas rond. Il est évident qu'une noyade, à l'inverse d'une simple chute, implique plusieurs jours d'hospitalisation. Le noyé souffre généralement d'une embolie pulmonaire, sans parler des éventuelles lésions neurologiques. Il est strictement impossible qu'on l'ait laissé sortir, et encore moins en pleine nuit.

Une terrible sensation d'impuissance vient remplacer la fatigue. Là, c'est clair, je suis incapable d'aller me rendormir. Refusant de rester plantée sans rien faire, je décide de contacter l'hôpital, en espérant tomber sur un médecin de garde disponible. Heureusement, c'est le cas, et ce dernier, après avoir pris le temps de consulter ses collègues, m'indique qu'Evrik s'est tiré, dépité. Il ajoute qu'il n'était pas accompagné. Abasourdie, j'en déduis qu'il est probable que personne d'autre ne soit au courant.

C'est quoi, ce délire ?

Cette histoire ne va donc jamais s'arrêter. Je ne comprends rien. Pourquoi est-ce qu'il m'a appelée, moi ? Pourquoi cette obstination à vouloir que je décroche ? La façon dont il m'a exprimé sa gratitude, avec ce ton à la fois hésitant et étrangement solennel, avait des échos d'adieu. Malgré moi, je frisonne, et mon cœur se remet à s'emballer. Il bat si fort en moi que j'ai la certitude qu'il y en a un deuxième qui est relié au mien. Qu'est-ce que veut Evrik? Que cherche-t-il ? Les questions tourbillonnent et se mélangent dans ma tête à un rythme effréné. J'aimerais pouvoir agir, mais comment ? Personne ne sait où il est !

Je m'assieds sur le rebord de mon lit, la tête dans les mains et les cheveux balayés par la brise tiède du ventilateur. J'ai, depuis toujours, cette obsession de trouver une explication à chaque chose qui arrive, et là, je n'y arrive pas. Ça me rend dingue. Ce cinglé s'est évadé de l'hosto contre l'avis médical. Il est sûrement en danger. Il va sûrement se mettre en danger. Si seulement je pouvais avoir un indice, n'importe quoi qui me mettrait sur sa piste...

Je repense à ce rêve que j'ai fait avant d'être brusquement interrompue par l'appel d'Evrik. Ce n'est pas la première fois que ça arrive. Je l'ai déjà fait plusieurs fois auparavant. C'est toujours le même scénario qui s'y déroule. Ce scénario, je l'ai vécu, il y a dix-huit ans, lorsque j'étais à Estrella avec mes parents pendant les vacances d'été. J'ai réellement vu ce petit garçon, et cette rencontre m'avait marquée.

Pourquoi refaire ce rêve maintenant?

Machinalement, j'attrape un des nombreux carnets qui s'entassent dans le tiroir de ma table de chevet et me met à esquisser ces fameuses formes mystérieuses qu'il gravait dans le sable, mais c'est peine perdue. Ça ne ressemble à rien. La mémoire que j'ai de ces dessins est beaucoup trop vague pour que je puisse l'exploiter correctement. À me regarder, j'ai l'impression d'avoir basculé dans la folie furieuse. Qu'est-ce que je fiche là, à trois heures passées, à gribouiller frénétiquement d'obscurs zigouigouis en souvenir d'un passé lointain et fugace ?

Je sais que j'ai conservé ces deux galets quelque part, chez ma mère. Le « courage » et la « compassion ». En apparence, tout cela n'a pas vraiment l'air d'avoir de sens. Comment un petit bonhomme de cet âge pouvait ne serait-ce que détenir le mot « compassion » dans son vocabulaire ? Connaissait-il au moins le sens de ce terme ? J'ai encore les images dans ma tête de ce regard déterminé. Le visage s'est effacé mais l'intensité du regard est restée.

Qui sait vraiment ce qu'implique la compassion? Qui est vraiment capable de l'appliquer ? J'en ai moi-même largement entendu parler depuis mon enfance, principalement de la part de mes parents. « C'est en développant notre compassion que nous deviendrons de meilleurs êtres humain » me disaient-ils. Lorsque je revenais de l'école en furie, après m'être battue avec un de mes camarades de classe, je les entendais me mettre en garde : « n'oublie pas qu'un enfant méchant est un enfant qui souffre. Peut-être a-t-il l'air fort devant les autres mais qui te dit que le soir, seul dans son lit, il ne pleure pas ? ». J'ai été élevée comme ça, en ayant appris que le mal n'existait pas sans cause, sans malheur, sans douleur et que c'était en apprenant à considérer chacun de nos semblables comme étant des personnes de valeur, qu'on devenait à notre tour l'une d'entre elles.

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