~1~ Edwina

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Edwina se promène, seule, dans les rues désertes. L'heure tardive a vidé la ville de son activité. Le soleil rougeoie dans le ciel, à l'horizon, et plonge les ruelles dans une pénombre écarlate.

Elle devrait rentrer chez elle, faire comme toute la population. Mais la simple idée de retourner à son foyer lui arrache un frisson. Elle secoue la tête presque frénétiquement. Elle n'ira pas.

Ses jambes la conduisent jusqu'au port. L'odeur salée de la mer flotte dans l'air. Elle emplit ses poumons de ce parfum iodé qu'elle affectionne tant. Le vent joue avec ses cheveux bruns tandis qu'elle descend sur le ponton en bois auquel de nombreux bateaux sont amarrés.

D'un pas décidé, elle longe les canots qui tanguent au moindre vent, à la moindre vaguelette et se dirige vers les navires plus imposants. Au bout du pont, elle tourne à gauche, escalade un monticule de terre et se poste au sommet de cette colline. Elle s'accroupit et observe le flux incessant de marins charger et décharger un imposant bateau.

Ils sont encore trop loin pour que leur voix lui soit audible ; elle n'entend qu'une rumeur confuse portée par le vent. Mais elle peut les observer, discrètement. Ses yeux vert d'eau dévorent ce spectacle. Ils voltigent d'hommes en hommes, caressent la coque sombre du navire, admirent ses larges voiles couleur crème.

Ses prunelles ne semblent pas voir le simple objet bateau, comme de nombreuses personnes pourraient le faire. Ils paraissent analyser chaque parcelle de bois, comprendre tous les rouages du navire. Tout, dans cette embarcation, fait frétiller son coeur d'exaltation. Pour la jeune fille, ce bateau représente l'appel de l'aventure.

Ce navire se dirigera, dans quelques minutes, vers la plus grande menace de son île ; un mystère qui la préoccupe pourtant depuis longtemps. Il paraîtrait qu'un monstre marin vit non loin de l'île et qu'il serait à l'origine d'enlèvements de jeunes filles et de jeunes garçons sévissant dans son village. Ce sera le onzième bateau à quitter le port avec cette destination et on ne le reverra probablement jamais. Demain, des planches de bois flotteront dans la crique, résultat funèbre d'une bataille nocturne acharnée.

Edwina se relève et glisse sur les dalles imparfaites du port, insensible aux cris stridents des mouettes. Elle se faufile dans un passage peu connu sous le ponton principal du port pour rejoindre le bateau sans être vue. Ses mains se crispent sur l'appareil photo qu'elle tient. L'appareil de son père. À la simple évocation de ce statut, ses yeux s'humidifient. Après quelques battements de cils, les larmes naissantes disparaissent.

Edwina s'introduit dans les cales du bateau, profitant d'un moment d'inattention du marin en charge de surveiller cette entrée clandestine. Sa petite taille l'aide à se faufiler dans une étroite porte. Elle disparaît dans les ombres avant que le marin ne se retourne.

Malgré la visibilité médiocre qu'elle a dans les cales, ses jambes savent exactement où la mener. Elle zigzague parmi la marchandise embarquée et s'assoit dos à un imposant tonneau. L'odeur de renfermé, mêlée au parfum de l'alcool, irrite ses narines délicates.

Soudain, le bateau tangue. Un fin sourire étire les lèvres minces de la fillette ; elle sera la première à revenir après avoir vu ce que tous appelle "Hydra ou le secret marin". Elle est persuadée qu'alors, la fierté et l'amour brilleront de nouveau dans les yeux de sa mère.

Les minutes s'égrènent, les heures se succèdent, le temps passe. Les jambes recroquevillées sur sa poitrine, l'appareil photo sur ses genoux, elle patiente. Elle commence à avoir faim. Son ventre émet un bruyant son peu élégant et la jeune fille grimace en pensant à ce que sa mère dirait si elle était là, le regard ombragé de déception. Sa petite main s'enfonce dans sa poche et retire un morceau de pain rassis. Pour ne pas éveiller les soupçons, elle a dû se contenter d'un infime morceau qui, une fois avalé, lui donne l'impression d'avoir plus faim qu'avant. La jeune fille souffle et pose son menton sur ses genoux, tentant de faire abstraction de la faim qui lui tenaille l'estomac.

L'Esprit de la forêtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant