~12~ Cécilia

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Dix fois, son regard a parcouru le groupe. Dix fois, elle a ouvert la bouche. Mais à chaque fois, aucun son ne sort.

Ils sont tous assis à même le sol, autour d'un joli feu de bois qui diffuse une lumière chatoyante et un peu de chaleur. Leur regard perdu dans la beauté du spectacle des flammes, bercés par le bois qui crépite, ils réfléchissent, confus. La réflexion et l'incompréhension sont les ressentis peints sur chaque visage faiblement éclairé par le foyer rougeoyant. Les braises dansent dans la brise, comme des centaines de paillettes incandescentes. Seule Edwina n'affiche pas cette mine pensive, les yeux hagards. Elle regarde sa main, semblant la redécouvrir, la tourne et la retourne devant ses pupilles indécises. Elle a bien cru mourir, lorsqu'elle s'est vue tomber dans ce ténébreux gouffre abyssal.

Mais non, aucun d'entre eux ne rejoindra Josh aujourd'hui, grâce au majestueux animal brillant d'une blancheur surnaturelle. L'animal qui était censé être démoniaque. L'animal qu'ils chassaient sans relâche. L'animal qui les a sauvés.

—  C'est incompréhensible, lâche Farid dans un souffle à la nuit noire.

Ses mots sont emportés par la brise, et chacun réfléchit. C'est le bon mot. Incompréhensible. Parce qu'il serait faux de penser que tout cela n'est pas arrivé, idiot de croire encore au dangereux caractère du Cerf, et celui qui pense que ce monde est onirique serait de mauvaise foi.

— La famille royale ne nous aurait pas menti, déclare le Prince d'une voix atone.

—  Et pourtant, tu as vu le sauvetage d'Edwina autant que nous, Prince, riposte Shayna. Personnellement, je pense que le roi savait le Cerf serviable et au caractère angélique, ou du moins très loin du portrait démoniaque qu'il nous a peint de l'animal.

— Mais alors, si la raison pour laquelle nous devions le ramener au palais est fausse, pourquoi le Roi nous a-t-il donné cette mission ? demande Cécilia, perdue.

La jeune fille hausse les épaules en réponse, et la jumelle maintenant seule voit déjà derrière son regard posé que les rouages de sa réflexion tournent à plein régime.

— Récapitulons, propose Farid. Le Roi nous a laissé une mauvaise impression...

—  Heu... Navrée de t'interrompre, mais personnellement, je l'ai trouvé très bien, cet homme, contre Cécilia.

- Pas moi. Il m'a semblé... corrompu. Par quelque chose de maléfique...

- Soit, le Roi t'a laissé une mauvaise impression, continue, l'encourage Shayna.

Il la remercie d'un signe de tête, et énumère le reste de nos indices.

—  Les paysages désolants qu'on a traversés ne sont donc pas l'œuvre du Cerf. Le Roi nous a sciemment menti concernant l'animal, et nous ne savons pas ce que nous sommes censés faire.

—  Revenir au Palais les mains vides est exclus, déclare le Prince.

—  Il m'a sauvée, chuchote Edwina, le regard au sol.

Le groupe se tait et l'observe, car la plupart des jeunes ne l'ont pas entendue.

—  Il m'a sauvée, répète-t-elle, un degré plus fort, levant ses yeux verts d'eau vers nous.

Il leur faut également prendre en compte ce fait dans leurs réflexions et théories sur ce monde, loin d'être aussi onirique qu'il le prétend. Le regard de Shayna s'illumine soudain.

—  Je sais ! s'écrit-t-elle, enthousiaste. Peut-être que le roi souhaite l'animal pour ses talents de guérison ?

Ce n'est pas bête du tout !
Sa théorie est même très intéressante, et collerait parfaitement à leur situation, et aux nombreux indices qu'ils possèdent.

— Pourquoi Père ne me l'aurait-il pas dit ? demande le Prince, sourcils froncés, d'une voix exprimant clairement le respect ressenti pour la figure paternelle.

Cette question la fait grincer des dents.

Son père est loin d'être un saint, c'est une évidence, et pourtant le jeune fils à son papa ne peut s'empêcher de le voir encore comme un héros ! pense-t-elle, sans en dire un mot.

— Peut-être a-t-il pensé que s'il te disait la vérité, tu rendrais cette expédition impossible...

— Pourquoi refuserais-je une mission afin de sauver mon peuple via des pouvoirs de guérison ? questionne le jeune homme, confus.

Un souvenir ressurgit violemment de la mer déchaînée qu'est la mémoire de la jeune brune, un souvenir audible, un souvenir qui leur permettrait de comprendre. Ce sont les paroles de Shayna, le soir où elle est arrivée, désespérée, qui lui reviennent soudainement. Elle la revoit décrire le Prince à Edwina et elle, ses voisines de chambre. Enfin surtout à la première, car elle n'était pas vraiment en état d'interagir avec qui que ce soit. L'une des phrases vantant la gentillesse de l'héritier à l'égard des animaux, et de sa surprenante relation avec sa monture la fait tiquer.

Ainsi, si le Prince apprécie la nature et que le Roi n'a pas voulu lui dire quoi que ce soit concernant le véritable but de leur aventure... serait-ce parce qu'il n'a rien de bienfaiteur pour l'animal ? Son sang se glace dans ses veines en pensant aux non-dits de la personne la plus puissante de ce royaume.

— Écoutez-moi, commence-t-elle, je me base sur la théorie de Shayna, selon laquelle le Roi requerrait la présence de l'animal au palais pour ses talents de guérison. Et si pour les récupérer, un sort funeste attendrait le grand cervidé ?

Le groupe comprend presque instantanément ce qu'elle souhaite sous-entendre. Le prince affiche une mine offusquée, mais se contente de garder la bouche obstinément fermée.

— Tu penses que le Roi voudrait tuer un tel animal ? demande Farid. Ça irait parfaitement avec l'impression qu'il m'a laissée.

— Donc, résumons, tente Shayna de sa voix calme, le Roi nous a menti concernant le Cerf, sinon nous ne partions pas en expédition. Il souhaite récupérer ses pouvoirs en le tuant, donc c'était impossible de nous dévoiler la vérité, au risque de ne pas nous voir partir.

Cécilia hoche la tête, regardant tour à tour leur expression sérieuse. Edwina affiche encore une mine unique : au fond de ses yeux d'habitude si inexpressifs, une lueur de panique est visible, et semble tout ravager sur son passage.

Elle se lève soudainement, aussi discrètement que possible, alliant parfaitement la précipitation et la discrétion. Elle se retire derrière une des tentes que nous avons dressées avant de nous installer autour du feu. Curieuse, Cécilia se lève et la rejoint ; il s'agit tout de même de la plus jeune du groupe.

— Edwina ? Tout va bien ?

Celle-ci est de dos face à la jeune fille qui vient s'enquérir de sa santé, ou de son potentiel mal-être. Lorsqu'elle se retourne, seules ses pupilles si claires luisent dans la pénombre, comme un chat. Les remords, émotion que la jeune brune connait sur le bout des doigts, forment un étrange reflet dans ces prunelles atypiques.

— Cécilia, est-ce que... est-ce que tu m'en voudrais si j'avais fait une bêtise ? chuchote-t-elle d'une toute petite voix mangée par la culpabilité. Une grosse bêtise ?

L'Esprit de la forêtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant