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Le Prince sursaute et se tourne vers le Roi, qui obstrue l'allée de sa stature imposante. Sa moustache ivoire vibre de colère. Ses yeux lancent des éclairs et semblent s'interroger sur la manière dont ils sont arrivés.

— Ra'as enar'de, rugit le Roi, focalisant son attention sur le Renard.

L'animal n'avait pas bougé jusque-là, mais l'énonciation de son nom complet semble lui faire effet. Son pelage se gonfle d'indignation et il découvre ses canines acérées.

— Vous m'avez trompé, gronde le Renard.

Les adolescents observent ce duel verbal et cette joute visuelle avec une crainte grandissante. Le petit groupe opère les mêmes mouvements ; peu à peu, ils reculent discrètement tandis que l'ire du Roi est concentrée sur le Renard.

— Votre proposition était absurde.

Le Prince hausse les sourcils, visiblement soulagé que le Roi n'ait jamais envisagé de léguer la place de son fils à leur ennemi de toujours.

La tension paraît se matérialiser entre les deux belligérants de cette joute - du moins, pour le moment - simplement verbale et visuelle. Une seule question tourne dans l'esprit du Prince : qu'arrivera-t-il une fois qu'ils jugeront que la conversation a assez duré ? Mathieu a déjà vu son Père en combat à l'épée, et même à mains nues, et a toujours été impressionné par sa puissance malgré son corps vieillissant ; il en a d'ailleurs régulièrement fait les frais. Un frisson remonte son dos à cette pensée.

Un bruit de pas détourne l'attention que les deux assaillants se portent respectivement. Farid revient, les clefs en main. Il se fige dès que son regard sombre se pose sur le Roi et le Renard. Il déglutit et recule. Ses épaules s'affaissent, comme s'il cherchait à se faire plus petit qu'il n'est.

Les deux ennemis l'ignorent. Une nuage électrique semble les envelopper alors que le Roi dénoue ses mains de derrière son dos. Le Renard se ramasse sur ses postérieurs, prêt à bondir. Le cœur battant, Mathieu recule encore, effrayé devant ce fils invisible qui les tracte l'un vers l'autre, vers une issue inévitable.

—Je reprendrai le trône, cette place qui me revient de droit.

— Elle ne t'appartient pas, Ra'as enar'de, crache le Roi en réponse.

Mathieu se fige. Si le Renard veut le trône si intensément, il l'aura, au vue de toutes les rumeurs qui circulent sur son compte. Seulement, deux obstacles se heurtent à son objectif : le Roi et le Prince.

— Nous ne réglerons pas cette dispute ancestrale à l'amiable, mon Roi. J'ose espérer que vous en avez conscience.

Son père retire sa cape, qu'il tend négligemment aux deux gardes restés derrière lui. Le Renard semble satisfait de ce geste qui ne présage que l'inévitable pour la suite. Les poils sur la nuque de Mathieu se hérissent : la tension s'accroît. Il ne ressent plus la fraîcheur des souterrains, remplacée par ses bouffées de chaleur.

— Réglons cela entre hommes, alors.

Mathieu hausse les sourcils. Sa surprise n'est pas feinte : il n'a jamais vu le Roi dans un tel état de colère. Son Père canalise sa colère jusqu'à l'implosion, et elle n'est pas belle à voir. Toutefois, jamais il n'a répondu aux demandes de combats de rivaux orgueilleux. Pourtant, les prétendants à la couronne se sont succédés durant son règne, invoquant des liens du sang si lointains qu'ils ne pouvaient être vérifiés. Et le Roi a toujours évité de verser inutilement du sang. Les rares combats qu'il a menés, il les a remportés haut la main. Mais cette fois-ci, sa précipitation à répondre au Renard n'apportera rien de bon.

Ra'as enar'de semble esquisser un sourire dangereux qui se reflète sur les lèvres minces du Roi.

Les adolescents reculent encore, refusant de tourner le dos aux deux adversaires. Leur regard est happé par ce spectacle étrange et leur cœur semble demander l'issue finale.

— Bats-toi comme un homme, s'il reste ne serait-ce qu'une once d'humanité en toi.

Cette phrase attise les dernières braises de la colère du Renard, qui se transforme en véritable incendie. L'animal se métamorphose en l'inconnu que Shayna avait décrit dans une gerbe d'illusions de flammes et d'éclats dorés. Mathieu ferme un instant les yeux et lorsqu'il les rouvre, un homme se tient devant lui, un long bâton étrange dans la main, pointé vers le Roi.

Il n'y a pas d'affront plus direct.

Dans un hurlement de rage, l'homme charge le roi, qui dégaine son épée. La bois heurte la lame dans un choc qui fait vibrer le cœur du Prince. Il n'entend pas les pas précipités de ses amis qui fuient. Les sons sont occultés par le volume du fracas des deux armes. Les deux hommes se battent au milieu du couloir avec une force égale.

Les gardes, plus loin, observent la scène d'un œil soucieux. Ils semblent se demander s'ils doivent intervenir, malgré les règles strictes qui entourent les combats engagés par le Roi.

Le Monarque est habile et dévie les coups de son adversaire. Il frappe, esquive, feinte et frappe encore. Mais la rapidité de Ra'as enar'de le dépasse peu à peu. Agile, l'homme frappe fort et esquive vite. Le cœur battant et la bouche sèche, Mathieu ne peut détacher son regard des deux hommes malgré les risques qu'il encourt à rester planté au milieu du couloir. Il finira par être fauché par une lame perdue ou le Renard viendra l'assassiner devant le regard effrayé des deux Gardes.

Dans tous les cas, il doit fuir.

Réalisant cela, ses jambes se remettent en mouvement et il pivote sur ses talons. Le rythme cardiaque fou, il amorce des foulées de course effrénée. Mais alors qu'il n'a pas fait plus de quelques mètres et que les escaliers se présentent devant lui où son groupe l'attend, un atroce râle résonne et le coupe dans sa course.

Ses jambes se pétrifient, sa respiration se coupe et il tombe à genoux. L'horrible bruit de succion qui accompagne ce cri le rend malade. Comme sorti de son corps, il observe sa tête pivoter et son regard heurter le bâton maintenant acéré du Renard planté dans la cage thoracique de son Père. Le regard ardoise de celui-ci se tourne vers lui. Du sang apparaît à la commissure de ses lèvres et coule sur son menton. Le Prince n'a pas besoin du son pour entendre les paroles de son Père. Des paroles qu'il a si longtemps espérées, mais qu'il n'aurait jamais voulu entendre dans des conditions pareilles.

"Tu feras un grand roi. Je suis fier de toi. Fuis, maintenant. Fuis..."

Le regard larmoyant, Mathieu sent des bras le soulever et le traîner vers les escaliers alors que le Renard retire sa lame et que le corps de son Père s'effondre lourdement sur le sol. Le regard du monarque toujours fixé sur lui, il voit les lueurs de vie quitter ses yeux. Les gardes se précipitent, sabre au clair, et le Renard engage.

Le corps du Prince convulse et ses pensées sont brouillées. Il revoit des moments partagés avec son Père. Son premier entraînement avec des bouts de bois en guise d'épée. Ses parents heureux, son père riant aux éclats. Son combat avec des lames métalliques. Le visage dur de son Père ravagé par le chagrin. Des bouts de phrases. Des images. Des flash-backs qu'il n'arrive pas à rattraper assez longtemps pour les savourer.

De grosses larmes se mettent à rouler sur ses joues. Il ne peut pas être mort. Pas tout de suite. Comment va-t-il faire ? qui l'aidera, qui le guidera en tant que Roi ? Comment va-t-il échapper à l'ire du Renard ? Il sanglote misérablement.

Il se sent brutalement secoué. Ses paupières se rouvrent avec difficulté alors qu'il entend son nom. On lui crie quelque chose. On implore son aide.

Son Père lui dirait d'aller de l'avant. "La tristesse n'a sa place que lorsque l'objectif est atteint", avait-il pour coutume de déclarer. Les jambes flageolantes, le Prince se relève. Il essuie ses larmes d'un geste rageur et enfouit sa peine au plus profond de son cœur. Il doit agir. Trouver une solution. Se mettre en sécurité.

— Où pouvons-nous aller ? sanglote Cécilia.

— La... Les cuisines. Avec les domestiques, articule Mathieu.

Ses camarades se tournent vers lui, un brin d'espoir dans les prunelles. Il pointe vaguement une direction qu'ils s'empressent de suivre.

Il trouvera une solution. Ils trouveront un moyen. Ensemble. 

L'Esprit de la forêtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant