~6~ Edwina

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Perchée sur la tête de l'hydre, la jeune fille observe les nuages d'orage reculer dans le ciel. L'atmosphère suffocante s'allège au fur et à mesure du voyage. L'animal fend les eaux à une vitesse prodigieuse, traçant un long sillon dans les flots paisibles. Ses mouvements aquatiques forment de légers remous à la surface de la mer, autour du cou de l'hydre qui sort de l'eau pour laisser Edwina émergée. Phénomène qui amuse la jeune fille.

Le soleil s'observe dans son miroir naturel qu'est la mer alors que le vent diminue. La rage a quitté la nature.

L'aventurière est assise en tailleur sur le crâne écailleux de la Chimère. Elle est confortablement installée et n'éprouve aucune crainte concernant leur destination finale.

À l'inverse de sa cavalière, la bête est prise de doutes. L'héritier lui en voudra-t-il d'amener une simple Humaine ? Il a toujours été compréhensif et à l'écoute, c'est pourquoi l'animal ne veut pas le décevoir. Ses pensées se tournent ensuite vers une réflexion plus profonde, qui prend en compte son évolution personnelle dans le futur. Le duel visuel qui s'est joué entre deux de ses membres ne l'enchante guère ; il faut garder la solidarité qui cimente les têtes entre elles.

Après plusieurs heures de nage, pendant lesquelles la voyageuse intrépide ne semble pas ressentir la soif, la faim ou la fatigue, le paysage devient trouble, oscillant comme un drapeau dans le vent. Surprise, la jeune fille se redresse et plisse les yeux. Elle se retourne, mais derrière eux, rien ne vient perturber sa vision.

Soudain, un léger bruit de frottement attire son attention devant elle. Fronçant les sourcils, elle fixe l'horizon, maintenant figée, qui semble se fendre à l'instar d'un verre cassé.

Que se passe-t-il ? Bien qu'intriguée et nageant dans l'incompréhension, à aucun moment la peur vient accélérer les battements de son cœur et de sa respiration.

Enfin, comme si deux larges rideaux s'ouvraient, le paysage dévoile une tout autre vision : la mer devient plus étroite, se transformant en fleuve, et celui-ci serpente dans un magnifique jardin. Il prend sa source plus loin au niveau du léger dénivelé.

Les yeux écarquillés, Edwina réalise que le paysage vient d'être étrangement échangé.

Elle n'a pas le temps de s'appesantir sur cette information, car un long cri strident fend les airs. Elle grimace lorsqu'il explose à ses tympans dans un croassement inhabituellement puissant.

Son origine est un oiseau titanesque qui vole dans le ciel azur. Edwina écarquille les yeux lorsqu'elle comprend que cet animal est un griffon.

Où est-elle ? La sensation qui lui comprime la poitrine et qu'elle associe à de l'angoisse persiste, malgré le manque de vitalité de son cœur, qui ne s'emballe devant rien de tout cela.

Une des têtes de l'hydre s'extrait de l'eau dans de grandes éclaboussures pour la fixer de ses iris aigue-marine. Elle semble curieusement vouloir la rassurer. Son regard profond apaise la jeune aventurière.

Calmée, elle profite de la fin du trajet - car elle sent qu'elle est arrivée au terminus - pour observer cette nouvelle vue. De longs cours d'eau plus ou moins larges sillonnent une plaine constellée d'arbres au feuillage fourni.

La beauté de ce jardin lui coupe le souffle. Il est majestueux ; quelque chose de magique s'échappe de la terre meuble et de l'atmosphère apaisante.

L'hydre ralentit lorsqu'elle atteint le promontoire et sa monture se rehausse au-dessus de l'eau, s'étend doucement jusqu'à la terre ferme et se pose délicatement aux côtés d'un jeune homme à cheval. Edwina observe de haut le cavalier, dont le regard écarquillé trahit son incompréhension.

La jeune fille se laisse glisser au sol, indécise. Le bas de sa tunique, trempé, lui colle aux chevilles. Décidant d'ignorer un instant le garçon, elle se retourne et salue l'animal d'un geste de la main, salut qui lui est rendu par un rugissement.

Enfin, elle ne se gêne pas pour dévisager l'homme à cheval. Encore une fois, un caractère majestueux ressort de sa posture et du regard calculateur, mais pas moins chaleureux, que lui lance le cavalier. Le regard d'Edwina descend sur sa monture et elle hoche simplement la tête alors qu'elle aperçoit ses ailes. C'est un Pégase.

Plus rien ne semble étonner la voyageuse.

L'hippogriffe, en arrière-plan, descend en tourbillonnant. Ses ailes démesurées soufflent un vent puissant dans la chevelure d'Edwina. Ses lourdes pattes finissent pas se poser au sol assez lourdement. Il replie majestueusement ses ailes le long de ses flancs.

Un jeune homme à la peau foncée glisse le long du plumage brun doré de l'animal et atterrit souplement à terre. Son regard sombre se lève vers eux, un peu confus. L'animal volant s'ébroue avant de repartir, sans oublier de saluer son compagnon avec un cri qui semble déchirer le ciel.

Le jeune homme s'avance. Le trio s'observe, mais aucun n'ose prendre la parole. Le cavalier volant finit par tendre une main hésitante devant lui et salue d'un ton jovial :

— Enchantée ! Je m'appelle Farid. Pouvez-vous m'éclairer sur... ma situation ?

Du coin de l'œil, il lorgne Edwina. Sa manière de parler éveille chez la jeune fille les souvenirs des marchands de son village. La prise de parole soudaine semble réveiller le prince. Son regard confus se pose sur la main tendue, il ne semble pas savoir quelle attitude adoptée. Finalement, il répond rapidement, d'un ton noble :

— Enchanté, commence-t-il en optant pour un serrage de main maladroit. Je suis navré de ne pouvoir vous expliquer la raison de votre venue ici. Je suis le Prince Mathieu, héritier du Royaume de Mythomorphia dans lequel vous êtes. Voici mon fidèle destrier, Voyou.

— Bonjour, tente la jeune fille d'une voix tremblante, l'appareil photo de son père fermement tenu entre ses deux petites mains. Je m'appelle Edwina.

— Si je puis me le permettre, pourquoi les... créatures de ce monde nous ont amenés ici ?

— C'est une excellente question à laquelle je n'ai aucune réponse à vous apporter. Veuillez excuser mon ignorance. Il faut savoir que les animaux ici sont assez libres. Mais attendez ! J'oublie tous mes devoirs, suivez-moi, je vais vous installer au Palais !

— Mais... 

Le jeune homme – Farid - secoue la tête, décontenancé. Les sourcils froncés, il ajoute :

— Je ne veux pas déranger. Je ne sais même pas la raison de ma venue ici. N'y aura-t-il pas la possibilité de retourner chez moi ? Ma mère...

Le jeune Prince coupe ses propos ;

— Je m'en excuse, mais les bêtes mythiques vous ont choisis, il faut comprendre pourquoi. Je leur fais entièrement confiance, il y a une raison à découvrir. Donc veuillez m'excuser, mais suivez-moi.

Le jeune homme descend de son Pégase et avance d'un pas assuré, sans vérifier que le trio le suit. L'animal ailé marche à sa suite, et il semble logique pour Edwina de suivre le Prince si son cheval - pourtant libre de ses mouvements - le fait.

Elle lance un coup d'œil vers le jeune homme et se met à avancer. Ses pas menus dévoilent son hésitation. Ils n'ont pas le temps d'esquisser plus de trois pas qu'un splendide cerf aux bois formant un écosystème à eux seuls leur barre le passage d'un bond agile.

L'Esprit de la forêtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant