~20 ~Cécilia

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Le Cerf bat faiblement des pattes en laissant échapper des grognements qui s'essoufflent.

Le cœur battant, Cécilia reste figée à bonne distance, sans aucun rôle attitré.

Edwina, encore assise sur la terre meuble derrière l'imposant corps du cervidé, regarde, ahurie, sa seconde guérison. Son poignet ne présente plus une seule marque, alors qu'il y a quelques instants, le sang s'écoulait abondamment.

Cécilia reste stupéfaite devant les capacités du Cerf.

Le Prince se rapproche, s'accroupit près de la tête de l'animal et fronce les sourcils. Il inspecte sa lourde tête, ses splendides bois qui percent parfois le filet, ses yeux fous sous ses paupières tombantes. Il tend la main et la glisse dans une des mailles près de la nuque du cervidé.

Lorsque ses doigts effleurent son pelage, sa peau frissonne et il se débat plus vivement quelques secondes. Cécilia peut presque sentir le cœur du Cerf s'emballer à ce toucher. Il a peur.

La jeune fille déglutit difficilement, l'âme brisée devant ce spectacle misérable. Pourtant, elle a conscience qu'ils ont fait au mieux et avec de bonnes intentions.

Mathieu enserre le haut de l'encolure du Cerf de sa large main. La jeune fille ne comprend pas pourquoi il prend tant de temps. Son rôle est de l'endormir ; il a dit connaître une technique rapide et indolore. Cécilia fronce les sourcils et la question murmurée de Farid chuchote à ses oreilles ;

— Qu'est-ce que tu fais ? Tu t'en sors ?

Le Prince ne répond pas. Il ferme les yeux. Sa paupière gauche tressaute et la commissure droite de ses lèvres se relève légèrement, creusant sa mâchoire. Ses doigts semblent pianoter sur le pelage de l'animal.

Brusquement, le Cerf relève la tête. Cécilia se fige ; le Prince a raté son coup. Pourtant, l'encolure de l'animal retombe mollement au sol. Sa tête percute la terre bruyamment. Le Cerf ne bouge plus.

Farid se penche sur l'animal, guette son pouls du bout des doigts et retire son genou, hésitant. Alors qu'il repose sa jambe au sol et que le Cerf n'est plus maintenu, il ne bouge pas.

Son corps inerte s'étend dans la boue. Son pelage dorénavant taché de flaques brunâtres lui donne un aspect misérable. Sa gorge s'enserre ; ils ont réduit si rapidement la splendeur du Cerf à un simple corps sali.

Et encore, il n'est qu'inconscient et on ne lui veut aucun mal, pense-t-elle.

— Et maintenant ? demande-t-elle, le regard rivé sur le corps inerte du Cerf.

— Maintenant, il faut le ramener au Palais, chuchote Farid en réponse.

Cécilia hoche la tête.

Un long silence plane autour d'eux et les oppresse. Les oiseaux semblent s'être arrêtés de chanter. La terre s'est arrêtée de respirer. Le monde vient de perdre sa vitalité devant le spectacle pitoyable que rend le Cerf, inerte dans la boue.

— Qu'est-ce qu'on a fait ? murmure Shayna, le regard empli de larmes.

— Notre devoir, répond Cécilia.

— Sa capture aurait été bien plus violente si nous ne l'avions pas faite, assure le Prince. Les Chasseurs de Père n'auraient pas été si prévenants.

Shayna acquiesce, le regard vide. Cécilia a conscience d'observer sa propre horreur dans les pupilles de la jeune fille. Elle inspire profondément, les yeux fermés, puis expire longuement. Son esprit semble se calmer un instant et lorsqu'elle rouvre les yeux, son horreur a reflué.

— Allons-y, lance-t-elle.

Levant la tête, le Prince déclare ;

— Nous sommes à une journée de marche du Palais. On fera une pause ; demain matin nous y serons.

Les deux adolescents se relèvent. Le Prince retire le filet du Cerf délicatement, glissant les mailles le long de ses bois. Mathieu enroule le filet et le pose près de lui. Il fouille un instant dans son sac et en sort une longue corde.

Cécilia l'observe faire, les sourcils froncés.

Le Prince se relève et s'accroupit à différents endroits autour du Cerf. Ses longs doigts triturent la corde et forment des nœuds coulissants, qu'il passe aux pattes du Cerf.

Le cœur battant, Cécilia remarque qu'il les attache entre elle. Les quatre sabots se touchent maintenant. Mathieu n'a pas terminé.

Il répète sa manœuvre une deuxième fois avant d'y attacher un long bout de corde. Accroupi, la main gauche sur la corde, il place deux doigts dans sa bouche et siffle. Il garde les yeux rivés sur le Cerf alors qu'un hennissement se fait entendre.

Cécilia lève la tête pour observer Voyou, la monture du Prince, arriver au petit trot. Son cavalier ne lève pas la tête, sûr que le cheval va se rapprocher. L'animal exécute ses dernières foulées au pas et s'approche de la main tendue du Prince. Lorsque les doux naseaux de l'animal viennent se coller à sa paume, un sourire étire les lèvres de Mathieu.

— Tourne, Voyou, demande-t-il en tournant son poignet dans les airs.

L'animal lui présente son flanc. Le Prince se relève d'une impulsion et attache le bout de corde à la selle. Cécilia l'observe faire, les yeux écarquillés.

— Voyou va traîner le corps du Cerf ?

— Tu vois une meilleure solution ? grogne le Prince, dos à elle, face à sa selle.

— On va le blesser, avance Shayna. Et salir son pelage. Voyou n'arrivera pas à tracter son corps !

— Ce n'est pas parce que tu ne veux pas qu'on le fasse que ça en devient impossible. Voyou le fera.

La jeune fille s'avance, secouant la tête. Son regard déterminé et son poing droit serré le long de son corps dévoilent son tumulte intérieur.

— Je conçois qu'on n'ait pas le choix. Mais faisons les choses bien, au moins. Il faut glisser le Cerf sur un support, comme une planche de bois, une couverture... Quelque chose qui faciliterait la glissade et ne le blesserait pas.

La mâchoire du Prince se contracte, creusant ses joues. De trois quarts, son visage ne montre qu'une infime partie de sa colère.

— On a perdu assez de temps.

— Prenons-en un peu plus. On en aura pas pour longtemps, continue Shayna, les bras croisés.

Elle ne lâchera pas. Elle ne veut pas voir le corps inerte de l'animal trainer sur des kilomètres et Cécilia la comprend. C'est pourquoi elle ajoute sa voix :

— Shayna a raison. Cela ne nous prendra pas beaucoup de temps.

Toujours dos à elles, le corps du Prince se tend. Cécilia souffle :

— S'il te plaît.

Ces derniers mots ont le mérite de gagner l'adhésion du Prince. Ses épaules se détendent et il lâche :

— D'accord. Mais vous faites vite. Et je ne m'en occupe pas.

Le regard brillant, Shayna acquiesce et remercie Cécilia d'un coup d'œil.

— On ferait mieux de prendre une planche de bois. Plus solide, plus glissant, informe Farid.

— Chacun cherche un bout de bois assez large pour transporter le Cerf, alors, acquiesce Shayna. Mais ne vous éloignez pas trop du campement ! Mathieu, tu restes là avec les affaires, les chevaux et le Cerf. On compte sur toi.

La jeune fille agrémente sa dernière phrase d'une œillade ombrageuse qui délivre un message clair au Prince ; "ne t'enfuis pas lâchement sans nous". Mathieu hoche la tête, la mâchoire crispée.

— On se retrouve dans une heure, maximum, ajoute Cécilia, levant les yeux au ciel.

Le petit groupe hoche la tête et chacun part dans des directions différentes. 

L'Esprit de la forêtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant