Chapitre 7 : Simone

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Alors j'ai bien fait d'emporter mes bouchons d'oreilles réducteurs de décibels – fidèles amis du violoniste, qui joue l'instrument si près du tympan qu'il est le premier à se bousiller les aigus quand il donne toute sa puissance – parce que le groupe d'Alice fait pas mal de bruit.

La fille de mon lycée s'appelle Alice – comme Alice Cooper, m'a-t-elle précisé ravie en se présentant. Je ne lui ai pas encore demandé si elle en était ravie parce qu'il se trouve qu'Alice Cooper est un homme, ou juste parce qu'elle vénère le même type de musique que lui. Nous sommes dans le garage des parents d'Alice, où assise sur un tas de pneus, j'assiste à la répétition hebdomadaire de son groupe, Death Notes.

Ils sont quatre musiciens : Fred le batteur, qui le genre musical aidant, tape comme un sourd (j'espère pour lui que comme beaucoup de percussionnistes, il est également muni de ses protections auditives) ; Alice à la guitare électrique, les doigts plutôt agiles en pleine rafale de riffs sauvages ; le bassiste Marilyn (comme Marilyn Manson, m'a-t-il précisé – décidément, c'est contagieux) ; et aux claviers un dénommé Basile, alias Baz. Il leur manque une chanteuse, parce que si j'ai bien compris, leur chanteuse précédente était la petite amie de l'un d'eux et en rompant avec, elle a laissé tomber le groupe. C'est là que j'interviens, assise sur mon tas de pneus avec une poignée de partitions photocopiées en main.

Le groupe joue des reprises de ce qu'ils appellent du « gothic metal », des chansons de Nightwish, Within Temptation, Epica – trois groupes ayant en commun de posséder une chanteuse. Death Notes a beau n'être composé que d'une poignée de membres, ça ne l'empêche pas d'avoir de l'ambition. Baz au synthé s'efforce à lui seul de remplacer un orchestre symphonique, et moi j'ai été pressentie en tant que chanteuse lyrique pour faire contrepoint aux éructations sauvages que lâche périodiquement le dénommé Marilyn, afin de correspondre au style musical « Beauty and the Beast ».

Si j'ai déjà vaguement écouté un peu de metal symphonique, je n'y connais pas grand-chose. Cela dit, ma partie me paraît tout à fait chantable : aguerrie par des années de solfège, j'en déchiffre sans problèmes les mélodies simples et sans guère de fioritures écrites sur des rythmes tout ce qu'il y a de binaires.

Bon allez, je me lance. Je me lève et prends le micro, sans lequel j'ai peu de chances de me faire entendre par-dessus tout ce raffut. Soutenue par une batterie d'enfer, des riffs de guitare épileptiques et – misère – des vagues de violons synthétiques, je tente Wish I had an Angel de Nightwish, en duo avec Marilyn pour la partie éructations sauvages. Il me semble que ça ne sonne pas trop mal pour un premier essai. Ca sonnera mieux quand j'aurai mémorisé la musique. Les autres échangent discrètement des regards.

Nous enchaînons sur Frozen de Within Temptation – rien à voir avec le dernier Disney, non. C'est une ballade à l'accompagnement musclé, dont les paroles trouvent en moi un écho certain : I can't feel my senses I just feel the cold ; Je ne ressens plus rien sauf un grand froid ; All colors seem to fade away ; tout me semble perdre ses couleurs ; I can't reach my soul ; mon âme ne répond plus ; I would stop running, if I knew there was a chance ; je cesserais de fuir si je savais qu'il y avait un espoir ; It tears me apart to sacrifice it all but I'm forced to let go... Cela me déchire de tout sacrifier mais je suis obligée de renoncer... L'histoire de ma vie, quoi.

Puis nous passons à Cry for the Moon d'Epica, à nouveau un morceau mi-lyrique mi-sauvage, où alternent ma voix soutenue par la caisse claire et les affreux violons synthétiques, les chœurs où tout le monde chante pour faire nombre, et les éructations de Marilyn sur fond de riffs de guitare. Ma partie de chant monte pas mal dans les aigus quand même, heureusement que je suis soprano.

A la fin du morceau, les autres échangent des regards sans rien dire. Puis Marilyn lâche avec un grand sourire :

– Eh ben dis donc Simone... Waouh !!

– Tu déchires grave ! renchérit Fred, les pouces levés comme pour me double-liker.

– Respect, la diva ! me dit Marilyn d'une voix que j'attendais plus basse après tous ces borborygmes d'outre-tombe.

– On t'engage ! conclut Alice, l'air solennel. Qu'est-ce que t'en penses ? Deal ?

Moi, chanteuse de metal symphonique de garage ? Les pour et les contre défilent à toute vitesse dans ma tête. La bande a l'air plutôt sympa. Je ne déteste pas ce genre de musique : le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il défoule. Mes parties ne sont pas inintéressantes à chanter. Il faudrait faire quelque chose pour ces épouvantables violons synthétiques, mais il y a un potentiel indéniable dans tout ça. Beaucoup de décibels aussi, mais c'est pour ça que sont faits les bouchons d'oreilles. Bref ça pourrait être marrant. Au point où j'en suis, qu'est-ce que j'ai à perdre ?

Je réponds :

– Deal. Au fait, moi c'est Louisa, pas Simone.

A mon grand étonnement, ils se marrent tous. Marilyn consent à m'expliquer pourquoi :

– Tu chantes comme Simone Simons, la chanteuse d'Epica !

Je bredouille :

– Euh, merci ?

Alice me jauge :

– Toute façon il te faudra un nom de scène. Louisa, c'est pas très metal.

Bon, ben va pour Simone je suppose...

La voix de Baz retentit de derrière ses claviers :

– Du coup, euh, tu voudrais pas te teindre les cheveux en roux ?

Allons bon. Maintenant que j'ai le job, il va me falloir le look qui va avec.


La musique de LouisaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant