Chapitre 14 : la foire aux talents

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Ce samedi matin nous n'avons pas cours, mais mon lycée organise une foire aux talents. C'est l'occasion pour les élèves qui le souhaitent de révéler à tous leurs aptitudes cachées. L'occasion d'épater ses copains, l'élu secret de son cœur, son petit frère ou sa grand-mère, mais aussi de convaincre des parents récalcitrants que la voie qu'on a choisie est la bonne – oui, même si on veut devenir joueur de jeux vidéos professionnel ou artiste peintre – de prouver à son prof de maths que si on a 5 de moyenne avec lui, on n'est vraiment pas manchot un fer à souder en main, ou qui sait, peut-être même de se faire remarquer d'employeurs potentiels à la recherche de nouvelles recrues, vu que le lycée invite pour l'occasion tous les patrons des entreprises de la région.

Cette foire aux talents est un truc de dingues, ça fait des semaines qu'on l'organise et les espaces ont été distribués au millimètre afin que tout le monde puisse s'y retrouver, les élèves s'exprimer et le public circuler sans encombre. Il y a des gens partout et on y trouve de tout : des apprenties stylistes qui font défiler leurs copines pour montrer leurs créations ; des maniaques du skate en pleine action dans la cour ; des passionnés de robotique aux commandes de créatures ressemblant à n'importe quoi depuis C3PO jusqu'à une pokéball en passant par l'araignée géante ; des stands gastronomiques où l'on peut goûter les petits plats de nos camarades cuisiniers ou pâtissiers ; des acteurs qui jouent des sketches ; des sportifs en démonstration plein le gymnase (c'est là que se trouve Alexis ce matin)... La compétition a été féroce entre les innombrables gamers du lycée pour organiser un tournoi de jeux vidéo. Les finalistes ont transformé le réfectoire en salle de jeux en réseau, ils ont l'air partis pour y passer le week-end non-stop. Et les musiciens amateurs ont été dispersés à des points stratégiques afin d'éviter la cacophonie, c'est comme ça que Death Notes a atterri dans le hall d'entrée.

Les garçons du groupe, ravis, ne se sont pas fait prier pour venir jouer, même si c'est samedi matin (adieu grasse matinée), et que ni Fred ni Marilyn ne fréquentent ce lycée. Baz et Alice sont connus comme le loup blanc ici parce que ça fait un moment que Death Notes existe et que leur look est à peu près sur scène ce qu'il est dans la vie. Quand on les a vus une fois en concert, on les reconnaît immanquablement dans les couloirs ou à la cantine. Moi je n'avais pas spécialement hâte de révéler à tout le bahut mes talents cachés, mais bon, je n'allais pas laisser tomber le groupe. Seulement je suis un peu nerveuse de me produire en public aujourd'hui, parce que ça revient bel et bien à dire adieu à mon anonymat.

Il y a deux aspects à ce problème : petit un, les élèves du lycée ignorent pour l'instant à peu près tous que Simone, la chanteuse de Death Notes, ne fait qu'une avec Louisa, la fille invisible de première S. Petit deux, mes parents aussi.

A part Alice et Baz bien sûr, ici au lycée personne ne sait que je suis la fameuse Simone. Même à Alexis je ne l'ai pas dit – c'est vrai qu'on ne passe pas beaucoup de temps à discuter, mais j'ai sans doute sauté sur cette excuse pour garder mon secret. Au lycée, avant l'accident, j'étais une élève modèle mais trop occupée à penser à mon prochain cours au conservatoire pour perdre mon temps à me faire des amis non musiciens. Après, je me suis fondue dans un groupe de gens sympas et pas compliqués et je suis devenue la fille pas remarquable par excellence, celle qui fait ce que font et aime ce qu'aiment les autres. Pas de quoi se douter que Louisa, qui ne fait tourner aucune tête ni chavirer aucun coeur, ne fait qu'une avec Simone, l'objet des fantasmes de tous les mecs après chaque concert de Death Notes. Magie de la tenue de scène : une fois retirée, incognito assuré. Mieux que Lady Gaga !

Mes parents ne savent rien non plus parce que je ne leur en ai pas parlé davantage. S'ils m'ont entendue m'époumoner pendant des heures sur des musiques inhabituelles et chercher les limites de mon jeu au violon soigneusement enfermée dans ma chambre, j'ai gardé pour moi mes nouvelles activités musicales et inventé des prétextes pour justifier mes sorties. Toutes les semaines, à l'heure de la répétition de Death Notes, je suis officiellement chez Alice pour faire mes devoirs de physique avec elle. S'ils ont remarqué que je prenais mon violon pour y aller ces derniers temps, ils n'ont pas posé de questions. Mes parents n'ont pas vraiment compris à quel point mon univers s'était écroulé quand j'ai dû faire une croix sur ma carrière de violoniste, alors j'ai préféré garder pour moi ce nouveau jardin secret, dont je ne sais trop s'il peut me mener à quelque chose ou non.

Enfin là c'est mort pour le secret, parce que révéler notre identité est obligatoire pour participer à la journée. Chaque stand doit afficher sur un grand panneau les noms, âges et classes des élèves qui se produisent, avec leur spécialité. Après tout il s'agit de se faire connaître, non ? Adieu donc mon confortable anonymat. Aujourd'hui Louisa fait officiellement son coming-out de hard-rockeuse devant tout le lycée. Les garçons qui m'ignoraient hier vont prendre conscience qu'ils voient tous les jours dans la cour l'objet de leurs pensées inavouables ; les filles avec lesquelles je squatte sans look ni opinion bien définis vont me découvrir une voix (et même deux, en comptant celle de Pablo) et un look de diva gothique ; je n'ose imaginer ce que penseront mes profs en me voyant, et quant à mes parents... Et Alexis ! Je prie de tout mon cœur pour qu'il ne passe pas par ici pour se rendre au gymnase, ou au pire qu'il ne me reconnaisse pas. Je ne sais pas trop quelle tête il ferait en me découvrant sous ce visage-là.

Enfin tant pis. Je ne suis peut-être plus qu'une violoniste du dimanche, mais encore une vraie musicienne et j'assume. Adieu doux anonymat. The show must go on.

La prestation de Death Notes à dix heures du matin dans le hall d'entrée où débarquent tous les visiteurs de la foire aux talents ne passe pas inaperçue. Un arc de cercle épais se forme autour de nous, composé d'adultes qui nous jettent un coup d'œil plus ou moins indulgent et intéressé avant pour la plupart de passer rapidement leur chemin, et de jeunes dont un certain nombre s'attardent, commentent, applaudissent, sifflent, dansent, et sortent leur téléphone pour nous filmer.

Pendant un pont musical, je repère mes parents dans le public, arrivés après leurs sacro-saintes courses du samedi matin. Ils ne me voient pas tout de suite, mais soudain ma mère me reconnaît – le violon n'y est sans doute pas pour rien – et tous deux restent plantés là les yeux ronds. Ils écoutent un bon moment, puis ma mère saisit la première occasion pour applaudir et me crier « Bravo Louisa, c'est magnifique ma chérie ! »

Je rougis jusqu'aux oreilles sous ma couche de fond de teint blanc et ne sais plus où me mettre. Pitié maman, je n'ai plus huit ans ! Je souhaite de toutes mes forces qu'ils se décident enfin à bouger et aillent admirer le stand des jeunes photoreporters de demain là-bas tout au bout du couloir, ce qui bien sûr n'arrive pas. C'est dur de jouer à la rock-star glamour sous le regard de ses parents, pour qui on sera toujours la petite fille de cinq ans avec des couettes qui massacrait fièrement Frères Jacques sur son premier petit crincrin. Cela dit, au moins ils semblent bien prendre la chose. Dans mes prévisions les plus pessimistes, ma mère horrifiée se précipitait devant tout le monde pour me couvrir de son manteau et m'ordonner de rentrer à la maison tout de suite.

Je finis par perdre de vue mes parents dans le public qui se fait et se défait sans cesse au gré des arrivées et des départs dans le hall. J'aperçois mon prof de physique dans le public : il me dévisage d'un air flippant, alors je décide de ne plus rien voir et de me concentrer à fond sur le concert. La scène, la vraie, elle a ça de bien qu'on ne voit pas grand-chose du public avec les projecteurs dans les yeux, ça aide. Aujourd'hui il va me falloir un effort d'abstraction, mais quitte à griller mon anonymat, autant faire ça bien !

Pablo sur l'épaule, connectée par le fil de la pulsation à chacun des autres membres du groupe, je prends tout ce qu'ils ont à m'offrir, je rebondis sur leur jeu et tâche de tout leur rendre au maximum, je vibre avec eux et chante comme si ma vie en dépendait. Nous recueillons applaudissements, cris et sifflements divers.

Le concert est fini et mon anonymat avec. Tandis que nous remballons notre matériel, dans le public qui se disperse ou s'approche pour nous parler, j'entends mentionner « Louisa » plus ou moins discrètement. Ma cote de popularité sur Facebook va exploser ce week-end. J'aperçois mes parents toujours dans un coin du hall, sans doute en train de m'attendre, en grande conversation avec une femme dont la tête ne m'est pas inconnue. Ce n'est pas une prof du lycée, où donc l'ai-je déjà vue ? La mère d'une copine peut-être ? Je ne la remets pas.

Je les rejoins pour leur dire de ne pas m'attendre. Je dois encore me changer, me démaquiller, et je compte aller manger quelque part avec le groupe ce midi pour fêter notre performance. Ma mère m'accueille avec un grand sourire et m'annonce triomphalement :

– Tu te souviens de madame Caron, le professeur de chant du conservatoire ? Elle trouve que tu as une voix magnifique et que tu devrais prendre des cours !

Allons bon. On dirait que j'ai fait mon coming-out de chanteuse.


La musique de LouisaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant