Chapitre 8 : Samia

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– Tu vas voir, quand j'aurai fini ta propre mère ne te reconnaîtra pas !

Sur cette promesse vaguement inquiétante, Alice se met à farfouiller dans l'impressionnante collection de maquillage qui occupe toute sa coiffeuse.

Death Notes doit jouer à une fête la semaine prochaine et je suis la seule qui n'a pas encore de look de concert. Il s'agit de remplacer de façon crédible Samia, la précédente chanteuse, et j'ai consacré pas mal d'heures à des recherches approfondies sur la question, c'est-à-dire à me gorger de clips de nos groupes fétiches sur Youtube au lieu de faire mes maths, mais mon intérêt pour les fringues et le maquillage est un peu trop récent pour que je me sente capable de m'en tirer toute seule.

Je ne sais pas très bien quel style je vise en fait. A quoi diable dois-je essayer de ressembler ? Ou plutôt à qui ? Simone Simons, la chanteuse qui m'a valu mon surnom, est une vraie beauté. A quoi bon me teindre les cheveux en rouge pour lui ressembler ? Il me semble vain de chercher à la copier, la différence entre elle et moi n'en sera que plus flagrante.

Devant mon désarroi, Alice a décidé de prendre les choses en main. Elle m'a expliqué que la chanteuse devait avoir un look qui tranche avec le style zombie motard dépenaillé du reste du groupe. Les tenues mi-romantiques mi-femme fatale que j'ai vues dans les clips correspondent d'après elle au look « Gothic Lolita ». Sur scène je dois symboliser la Belle, à charge pour Marilyn d'être la Bête. Face au public, il va vraiment falloir que j'assume d'être Simone.

Me voilà donc dans la chambre d'Alice, qui m'a invitée pour divers essayages. Sur son lit m'attend une invraisemblable collection de froufrous, de trucs à volants et de robes de princesse comme je n'en ai jamais porté même à mes auditions de violon, pas même toute petite – j'ai toujours eu des goûts sobres et je ne voulais pas distraire les auditeurs de l'essentiel, la musique. Il y a aussi des pantalons de cuir moulants, des corsets, et des vêtements bien trop sexy pour que l'idée m'ait encore effleurée d'oser sortir avec.

Mais pour l'heure, sous la main experte de ma camarade, je me métamorphose peu à peu. Elle teint soigneusement en rouge vif les vingt derniers centimètres de mes longs cheveux bruns à coups de bombe de peinture lavable. Le dégradé est habile. Le rouge contraste avec mes yeux charbonneux et le fond de teint très blanc qui recouvre mon visage. Ma bouche elle aussi est très rouge et mes joues creusées par un habile effet de blush. Sur ma joue droite, Alice a dessiné deux larmes de sang. Elle n'a pas tort, j'ai du mal à me reconnaître dans le miroir avec ces yeux fiévreux, démesurément agrandis par le maquillage, et ces lèvres outrageusement rouges.

– Tu as la bouche drôlement pulpeuse, fait remarquer Alice en parachevant son œuvre, l'air concentré. Les mecs vont être dingues de toi.

Je n'avais jamais vraiment remarqué que mes lèvres étaient aussi pleines, mais à présent je ne vois plus que ça. Je me sens provocante et vaguement obscène avec ce rouge à lèvres qui brille d'un éclat humide et focalise l'attention sur ma bouche. Encore heureux que ma propre mère ne puisse pas me reconnaître.

A présent j'essaie les vêtements qu'Alice a sélectionnés pour moi. Me voilà affublée d'une jupe blanche bouffante à volants qui me donne l'impression de porter une crinoline, et d'un corset au décolleté pigeonnant lui aussi au bord de l'indécence. Qu'est-ce que ça va être avec le pantalon de cuir moulant !

– Hé, stop ! dis-je à Alice qui dans mon dos serre allègrement le laçage du corset. Si tu veux que je chante, il faudrait que je puisse encore respirer !

Elle cesse de tirer et passe une tête contrite sous mon coude droit.

– Désolée ! Samia était plus mince que toi...

Ah, j'ai donc hérité des tenues de scène de Samia ? Ma foi, ça m'étonnait aussi qu'Alice dont ce n'est visiblement pas le style ait tout ça dans sa penderie. Cela dit, les vêtements semblent bel et bien sortir de sa penderie... Je ne sais pas encore comment formuler ma question quand Alice précise :

– Samia laissait toutes ses tenues de scène ici, sa famille l'aurait tuée si elle avait su pour le groupe. Quand on a rompu, elle n'est jamais venue les récupérer. Alors, euh, je les ai gardées. Ca ne t'embête pas de t'en servir j'espère ? Vu que vous faites à peu près la même taille, je me suis dit...

Décidément, voilà qui me prend de court. Une autre question me brûle les lèvres, mais là encore Alice me devance :

– Ne t'inquiète pas, tu ne seras pas un clone de Samia. Elle avait un style bien différent avec ses cheveux bouclés, ses yeux noirs et sa peau mate. Et puis vous avez des personnalités carrément opposées, tu es plutôt intériorisée et elle ne tient pas en place. Tu veux voir des photos ?

J'acquiesce en silence, et elle me montre des photos de concerts prises depuis le public. Je note que si elle a gardé les tenues de Samia dans son placard, elle n'a pas gardé les photos d'elle sur son téléphone, mais doit exhumer une clé USB qu'elle branche sur son ordinateur pour me les montrer. Samia sur scène, entourée d'Alice et des trois garçons, irradie d'énergie et ressemble à un diablotin monté sur ressort avec son corps mince, presque frêle, toujours en mouvement, et son visage triangulaire aux yeux noirs brillants auréolé de la masse de ses cheveux bouclés. Elle est magnétique. Et en effet, quand bien même nous porterions la même tenue, personne ne risquerait de nous confondre. Je me fais l'effet d'être aussi pâle, froide et insipide qu'elle est vive et brûlante.

J'ai brusquement les genoux qui flageolent : est-ce que je vais être à la hauteur ? Si je suis habituée à mettre mon corps en scène, c'est souvent pour le réduire à sa plus simple expression, tout de noir vêtu, afin qu'il s'efface devant le violon et sa musique. Cette fois, il est un élément-clé du spectacle : il doit retenir l'attention ! Comment diable vais-je faire ça ?

– Tu seras très bien, conclut fort à propos Alice qui décidément lit dans mes pensées. Ma parole, je dois être transparente. Samia a une présence d'enfer sur scène, ajoute-t-elle, mais elle n'a pas ta voix ! Tu vas bluffer tout le monde.

Je veux quand même savoir :

– Mais... Ca ne t'embête pas ? Que je prenne la place de ta copine ? Enfin pas comme copine, mais euh...

Alice trouve le moyen de me sourire tout en examinant ma tenue et mon maquillage d'un œil critique, la main déjà tendue vers le fameux pantalon de cuir.

– C'est moi qui suis venue te chercher, je te rappelle. On a besoin d'une bonne chanteuse. Et de toute façon c'était fini avec Samia. Je l'aimais, mais je n'en pouvais plus qu'elle n'assume pas.

Est-ce que je demande ? Bon, je demande :

– Qu'elle n'assume pas le groupe ?

– Le groupe, et aussi sa relation avec moi. C'était lié. J'en avais marre que tout ce qu'elle vivait avec moi doive rester secret. Qu'est-ce qu'il y a de plus beau dans la vie que l'amour et la musique ? Si elle n'arrive pas à se libérer de l'emprise de sa famille, elle finira mariée à un de ses cousins et enfermée dans un appartement dont elle n'aura pas la clé. Mais enfin j'ai fait tout ce que j'ai pu et c'est elle qui est partie. Alors je ne vais pas ruiner ma vie aussi, hein.

N'ayant jamais été amoureuse de quelqu'un je ne saurais me prononcer sur ce point, mais je suis d'accord avec Alice pour la musique : qu'y a-t-il de mieux dans la vie ? J'ai essayé de m'en passer, et j'aurais aussi bien pu être morte pour l'intérêt que ça avait.

Alice a l'air triste et un peu soucieux, mais résolue à ne plus s'appesantir sur ses amours défuntes. Mes épaules s'allègent d'un poids tandis que je me regarde dans la glace, ni tout à fait moi-même, ni tout à fait une autre, mais un avatar de ce que je pourrais devenir. Peu importe la garde-robe, je ne suis pas Samia et je n'ai pas à l'être. Sur scène, je serai Simone, la Colombine blafarde aux larmes de sang et aux lèvres pulpeuses. Et oui, c'est un fait, j'ai de la voix et je ne vais pas tarder à le prouver.


La musique de LouisaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant