Chapitre 3 : Je déteste la musique

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La musique est partout, on ne peut pas y échapper. J'ai exilé mon pauvre Pablo hors de ma vue, soigneusement rangé mes partitions et replié mon pupitre, mais où que j'aille elle me poursuit.

J'ai demandé à mes parents d'arrêter d'écouter France Musique par défaut dans la voiture, mais ça n'empêche pas la radio, quelle que soit la station, de foisonner de chansons, de jingles et de thèmes musicaux. La télé regorge de musique pop et classique, des génériques d'émissions aux publicités en passant par les films et les séries. Les musiques d'ascenseur du centre commercial me poursuivent impitoyablement de magasin en magasin avec leurs mélodies sur trois notes, leurs rythmes d'une banalité à pleurer et leurs orchestrations sirupeuses.

Je boycotte carrément les films hollywoodiens, dont la grandiose bande-son symphonique étalée à longueur de séquences me fait trop mal. Tous ces violons me brisent le cœur. Le moindre bar où je m'aventure m'éclabousse de musique, et jusqu'aux rythmes technos sur lesquels je danse le week-end pour m'oublier cachent parfois des samples de musiques ou d'instruments si familiers qu'ils me serrent la gorge quand je les reconnais. Je me bouche les oreilles et je danse en me fiant juste aux vibrations de l'air pour suivre le rythme. Nulle part je ne peux échapper à la musique. Nulle part je ne peux oublier ce que j'ai perdu.

Et encore, si seulement la musique n'était qu'un phénomène purement extérieur à moi. Mais non, sur ce point je suis mon pire ennemi, un vrai cheval de Troie. La musique enfermée en moi me hante comme si elle cherchait par où s'échapper maintenant qu'elle ne peut plus le faire par mes doigts.

La nuit, je rêve que je joue du violon. Pablo chante à l'unisson avec ma voix intérieure, et je sens la vibration de l'instrument se propager dans mon corps. Mes rêves sont tellement précis que je m'agace parfois dans mon sommeil des erreurs que je fais en jouant : je grimace en rêvant d'avoir fait miauler mon archet, décalé un contre-temps, outré une nuance.

Et quand je me réveille, aussi légère et pleine de musique que si je venais réellement de jouer, la mélodie de mon rêve continue à me tourner dans la tête toute la journée. Malgré moi, je la fredonne sous la douche, je la sifflote dans la rue, j'en bats la mesure quand je m'ennuie en cours. Dès que je m'en aperçois, je me tais et tente de faire sortir la musique de ma tête : à quoi bon cette pâle imitation de ce dont j'étais capable avant ? Mais la musique tient bon et repasse en boucle dans ma cervelle exaspérée.

Je déteste les musiciens. Je les jalouse tous à en mourir. Tous ceux qui ont encore la chance incroyable de pouvoir utiliser leur corps pour faire naître la musique, transformer une suite de notes inertes sur le papier ou quelques accords dans leur tête en magie sonore, et contribuer à rendre un peu plus beau l'espace d'un instant ce monde qui en a tant besoin. Tous ceux qui peuvent encore vivre cette expérience unique, celle de s'oublier soi-même pour se mettre au service de la musique, de la nourrir de ses émotions pour les offrir à qui voudra bien les entendre. Tous ceux qui ont le bonheur de participer seuls ou en groupe à l'aventure d'interpréter une œuvre, sans cesse réinventée comme si elle retentissait pour la toute première fois.

Je déteste les musiciens, parce que j'ai été l'un d'eux, que j'ai eu tout cela, et que je ne savais pas alors que je le perdrais si vite. Je croyais que la musique et moi, c'était pour toujours. Mais de quel instrument peut-on jouer d'une seule main ? Je n'en connais aucun.

Et puis je n'ai aucune envie de jouer d'un autre instrument que le violon. J'aime trop Pablo pour le trahir. Je lui ai promis jadis qu'il ne me faudrait pas moins d'un Guarnerius pour m'amener à lui faire des infidélités. Ou un Stradivarius évidemment.

Avant, la musique était toute ma vie. Jouer, c'était ma contribution personnelle à la beauté du monde. Je jouais bien, assez pour émouvoir mes auditeurs je crois. Maintenant que je ne suis plus moi aussi qu'un simple auditeur, je suis condamnée au supplice de Tantale : la musique est partout, en moi et autour de moi, mais je ne peux plus désormais que la laisser s'envoler, impuissante. J'ai perdu mon pouvoir créateur. La frustration est telle que je m'étourdis de bruits, de rires, de bavardages et de courses folles pour ne pas entendre la musique qui toujours, où que j'aille, me retrouve.

Un reste de bon sens m'empêche encore de me flinguer les oreilles une bonne fois pour toutes – rien ne serait plus facile à grands coups de décibels excessifs – mais une partie de moi en est à se demander si je ne trouverais pas l'apaisement dans ce cauchemar du musicien qu'est la surdité.

Une autre partie de moi, la plus rationnelle et la plus cynique, me souffle que le sacrifice serait sans doute en pure perte : Beethoven est devenu sourd, il n'en est pas moins resté musicien. Il avait beau ne plus s'entendre jouer ses propres œuvres au piano, il a continué à les écrire, parce qu'il continuait à entendre sa musique monter du plus profond de lui-même. C'est déjà sourd qu'il a écrit ses plus belles pièces pour violon.

Comme Beethoven, si je devenais sourde je continuerais sans doute à me souvenir en détail jusqu'à mon dernier jour de chacun des morceaux que j'ai jamais entendus, et même de morceaux jamais écrits, les bruits de la vie quotidienne que ma mémoire a involontairement transformés en mélodies : le choeur des sirènes d'urgences dans la rue, les notes pianotées de la pluie sur ma fenêtre, les hurlements en glissando des chiens du voisin, la symphonie impressionniste du vent dans les feuilles des arbres. Voilà ce que c'est d'avoir l'oreille absolue.

Je suis condamnée à entendre. La musique s'accumule en moi, mais je ne suis plus désormais qu'une voix sans issue.

La musique de LouisaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant