Chapitre 9 : la fête chez David

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Mon premier concert en tant que chanteuse de Death Notes est un moment mémorable. La fête où nous nous produisons a été organisée par les élèves de maths sup de mon lycée et se déroule chez l'un d'eux, David, dans l'immense maison de ses parents – naturellement en leur absence. A vue de nez, il a invité environ la moitié du lycée.

Ca commence assez mal pour nous. Les invités s'ébattent déjà depuis un moment dans le parc, occupés à flirter, à fumer et à s'alcooliser quand nous entrons en scène sur la terrasse et commençons à jouer dans l'indifférence générale. Au début, je me sens timide et gauche dans ma robe blanche de princesse avec mon maquillage de poupée vampire sexy et des chaussures à talons auxquelles je ne suis pas habituée. Mais j'ai l'habitude de me produire sur scène, et vu le travail de préparation que ça demande, il n'y a rien qui m'énerve plus qu'un public occupé à faire autre chose que de m'écouter. Je ne suis pas un autoradio, bordel ! Je vois rouge.

Je fais signe aux musiciens, qui s'arrêtent net, et je balance crescendo une gamme de trois octaves a cappella dans le micro en guise d'échauffement. Je suis rejointe progressivement par des riffs de guitare, des roulements de cymbales et tout un orchestre symphonique aux claviers. Arrivée dans les aigus, le vibrato de ma voix accompagné des instruments fait trembler les baies vitrées du salon. Quand je me tais, les invités se sont tous tournés vers nous, interloqués. Bon, j'ai attiré leur attention. Non mais.

Après ça le concert ne se passe pas trop mal si on considère que je manque de finir au poste de police pour ma première prestation musicale hors du conservatoire. Au bout d'une heure de reprises enthousiastes qui chauffent notre public à blanc, un voisin grincheux finit par nous envoyer la police pour nous prier de cesser notre tapage nocturne.

Douche froide : tous les mineurs en train de boire de l'alcool et les majeurs en train de fumer autre chose que du tabac sont dans leurs petits souliers et font comme s'ils n'étaient pas là en priant pour ne pas être contrôlés. Heureusement, la police n'insiste pas pour entrer voir ce qui se passe au juste, et à son départ tout le monde respire. Mais après ça, beaucoup sont dégrisés et commencent à s'en aller. La fête est finie. Ainsi s'achève ma première prestation publique en tant que Simone, la nouvelle chanteuse de Death Notes. Je n'ai pas dit à mes parents où j'allais, encore heureux qu'ils n'aient pas eu à me récupérer au poste !

Au retour, dans la voiture de Fred direction le garage d'Alice pour y reposer le matériel, je suis encore en nage et ne rêve que d'une bonne douche et de vêtements secs. Les quelques projecteurs qu'on avait installés nous ont certes tenu chaud. Mais ce n'est pas l'unique raison de mon état. Il s'est surtout avéré bien plus difficile que je ne l'aurais cru de chanter juste tout en bougeant un minimum sur scène.

Avec ma jupe large et mes talons hauts, au premier déplacement mal calculé j'allais non seulement droit à la chute, pour le plus grand bonheur de mon public masculin dont je risquais de rincer l'œil bien malgré moi, mais plus grave, c'était la fausse note assurée, voire même la déroute rythmique.

Tout ça a fait monter en flèche mon taux d'adrénaline, et je me suis tellement concentrée pour ne perdre ni pied ni la face que j'ai dû perdre en revanche au moins dix litres d'eau pendant le concert. Je me sens rien moins que sexy maintenant, avec mes cheveux collés par la sueur et mon maquillage à moitié liquéfié.

Pendant que je médite sur la façon d'améliorer la présence scénique de mon personnage tout en préservant à la fois ma pudeur et la qualité de ma prestation vocale, les autres échangent leurs impressions sur le concert et blaguent sur leurs admirateurs respectifs. Alice, Fred et Marilyn ont chacun sa horde de fidèles tandis que Baz drague invariablement tout ce qui ose s'approcher de lui après chaque prestation, faisant ainsi fuir pas mal de monde au final.

– Vous ne comprenez rien à la solitude des vrais artistes les mecs, argumente-t-il. J'en veux pas moi des groupies. C'est le manque qui rend créatif !

– Ah parce que ça y est, t'en écris des chansons ? se moque Fred. Faudra que tu te décides à nous les faire écouter parce que depuis le temps que t'en parles, on n'en a encore jamais vu la couleur. Par contre, la petite blonde canon là, tu l'as bien fait détaler avec ta drague pourrie...

– T'as vu, me dit Alice en me poussant du coude, t'as déjà des fans !

Je hausse les épaules. Quelques garçons sont venus me parler après le concert, et les plus courageux m'ont demandé mon numéro de téléphone. Ils peuvent toujours rêver. Bon, il y a eu des filles aussi, qui m'ont dit qu'elles adoraient ma voix et que mon look était trop bien. Déjà plus encourageant.

– Alors Simone, dit Marilyn. Prête à remettre ça ?

Je suis en sueur, collante de partout, pas sûre d'avoir évité le ridicule en tentant pour la première fois de ma vie de danser sur scène tout en chantant du métal symphonique, et j'étais peut-être bien une des seules mineures ce soir dans une fête interrompue par une patrouille de police où l'alcool coulait à flot, mais je n'ai pas besoin de réfléchir avant de répondre. Je me suis tellement défoulée que j'ai la voix un peu rauque à présent, et maintenant que l'adrénaline commence à retomber, je me sens agréablement lasse. C'est avec conviction que je réponds :

– Oui. Quand vous voulez, les gars !

Deux jours après dans la cour du lycée, deux garçons de maths sup passent devant moi en discutant. Je ne retiens pas une seconde leur attention, ils passent sans me voir.

– T'as vu ça vendredi soir à la teuf de David, elle était trop bonne la chanteuse de Death Notes !

– Ouais, carrément bonne !

Ils pouffent de concert, et je les entends évoquer en termes non équivoques ce

qu'ils ont le plus aimé chez moi : certainement pas ma musique ! Il semble que le décolleté pigeonnant et la bouche pulpeuse de Simone aient bel et bien su capter leur attention.

La bonne nouvelle, c'est que malgré la popularité toute fraîche de mon avatar au lycée après la fête de vendredi soir, ce matin dans la cour, une fois démaquillée et revenue à mon look de lycéenne ordinaire, avec un blouson parce qu'il ne fait pas si chaud, mes cheveux banalement bruns et ma bouche pulpeuse qu'aucun rouge à lèvres flamboyant ne souligne, personne ne me reconnaît. L'outrance du maquillage et du costume a du bon, au moins une fois sortie de scène je peux laisser Simone au placard avec ses vêtements de Gothic Lolita.

Pourtant je me demande si c'est une bonne ou une mauvaise chose de pouvoir entendre aussi crûment ce que mes nouveaux fans pensent de moi. On se fatigue à faire de la musique, on répète pendant des heures pour faire quelque chose qui tienne la route, et tout ce qui intéresse les garçons c'est qu'on ait l'air sexy. C'est vexant.

D'ailleurs, je ne suis pas sûre d'être terriblement flattée que mon personnage de Simone remporte les suffrages masculins si l'on considère qu'au naturel, moi il n'y a guère qu'Alexis pour s'aviser de me trouver à son goût. Est-ce que ça veut dire que pour plaire au plus grand nombre on est obligé de faire une croix sur ce qu'on est vraiment, et de montrer ce que la plupart des gens ont envie de voir ?

Mais en fin de compte, tout ça c'est du spectacle. Ca n'a pas grand-chose à voir avec la musique.


La musique de LouisaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant