Au bout du blanc chemin : partie 3

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     Et me voilà seul à travers la ville. Les nuits tombent vite en décembre, et le ciel est déjà d'un noir d'encre. Demain, c'est Noël. Rien que l'idée que ma mère m'ait chassé la veille d'un jour pareil finit de me démoraliser.

     Mes pas m'ont ramené au centre-ville. Le froid vif qui sillonne les rues illuminées me fait frissonner. Pour tout arranger, il a neigé toute la journée et les trottoirs sont blancs malgré le piétinement des passants. J'ai été expulsé de la maison alors que je revenais du ciné. Mis à part mon blouson fourré, une écharpe, une paire de gants et de grosses chaussures montantes, je ne possède rien. Pas de quoi geler en marchant, mais pas de quoi pavoiser non plus si je dois finir la nuit dehors.

     Les magasins vont rester ouverts encore quelques heures. Le temps que les derniers retardataires achètent leurs cadeaux, avant qu'ils ne rentrent pour l'inévitable repas de fête en famille. J'ai toujours trouvé cette tradition poussive, et je ne regrette pas d'y échapper. Néanmoins, qu'est-ce que je ne donnerais pas aujourd'hui pour avoir des parents comme ceux de ces deux enfants qui s'extasient devant le décor d'une vitrine. Ils se tiennent par la main en souriant. Ils ont l'air de s'aimer, et leur famille semble unie.

     En les voyant, je me rends compte que je ne sais pas où aller. À part avec Ludo, je n'ai jamais cherché à tisser de liens vraiment intimes. J'ai bien deux autres potes, mais ils habitent assez loin en périphérie, et je n'ai plus d'argent sur moi. Quelle idée aussi de sortir avec un simple billet pour payer le ciné. De toute façon, les bus ne circulent plus à cette heure. Et ce n'est pas mon portable déchargé qui m'aidera. De toute manière, il était hors de question que je les appelle. Il ne me reste plus que ça, mais j'ai un minimum de fierté.

     Je pourrais demander à ma tante Emma de m'héberger. Elle a beau râler dès qu'un évènement imprévu vient briser son train-train quotidien, je sais qu'elle ne me laisserait pas dormir dehors. Surtout par une nuit pareille. Mais je n'ai pas envie de subir son interrogatoire. En fait, je ne désire voir personne. Personne, mis à part Ludo. Mais pour Ludo, c'est plutôt râpé.

     Le mieux, c'est sans doute que je demeure au centre-ville. C'est là qu'il fait le plus chaud, et je peux toujours m'abriter dans les galeries commerciales avant qu'elles ne ferment. Je remonte vers le quartier historique où se trouvent concentrés le plus de magasins. Les voitures roulent au pas à cause de la neige, mais ça ne les empêche pas d'éclabousser mon pantalon à chaque passage. Si ça continue, il va être trempé.

     Je finis par me réfugier dans une rue piétonne pour m'apercevoir que la plupart des boutiques commencent à tirer le rideau. Il est plus tard que je le pensais. Bientôt, il ne restera plus personne dehors. Ni aucun endroit chaud où me mettre à l'abri. Je longe la vitrine d'une librairie en faisant attention de ne pas glisser, quand un livre attire mon regard. Malgré moi, il m'impose un grand retour en arrière.

     Une des rares choses que faisait très bien ma mère autrefois, c'était de raconter des histoires. Elle était plutôt chouette quand j'étais tout gamin, et elle possédait un vrai don pour animer une lecture. Jusqu'à mes sept ans, il ne se passait pas un soir sans qu'elle ne vienne s'asseoir au bord de mon lit pour combler mon imaginaire. Elle privilégiait les contes. Je me souviens qu'elle avait une prédilection pour ceux d'Andersen. Elle ne les édulcorait jamais.

     C'est fou ce que ce type est doué pour prendre aux tripes en se basant sur la misère du monde. Parce que franchement, certaines de ses histoires ne sont pas follement gaies. Rien à voir avec les versions tronquées de Walt Disney. Il y en a une qui me filait invariablement le bourdon. C'était La petite fille aux allumettes. J'avais beau la connaître par cœur, je m'enfonçais sous la couette pour chialer dès que ma mère refermait la porte derrière elle.

     Je devais être prédestiné. Parce que La petite fille aux allumettes, je lui ressemble un peu aujourd'hui. Ces lumières et toute cette bouffe inaccessible, sans compter la chaleur absente d'un bon poêle, me transfèrent à sa place. Sauf que je n'ai même pas une boîte d'allumettes pour réchauffer mes doigts. Malgré l'épaisseur des gants, je les sens qui s'engourdissent.

Tendres garçonsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant