Au bout du blanc chemin : partie 6

72 13 4
                                    



     Debout devant le divan, je n'en même pas large. Son immobilité et son silence me tuent. La gorge serrée, je tente un rapprochement :

     « J'avais envie de te voir. »

      La pauvreté de ce résumé m'afflige et je retiens difficilement un soupir de résignation. Et brusquement, je me sens pressé contre un corps chaud. Il a franchi le pas qui nous séparait. Et il me serre dans ses bras. C'est beaucoup plus que j'attendais. Soulagé, j'appuie ma tête contre son épaule. Son étreinte se raffermit encore. Mes émotions menacent de rompre leur digue, et j'étouffe un sanglot sec contre son cou.

     « Tu as bien fait de venir ici », chuchote-t-il à mon oreille en me berçant.

     Je suis heureux. L'arrivée de sa mère dans le salon nous éloigne l'un de l'autre. Elle porte un plateau-repas qu'elle dépose sur la table basse. Un grand bol de chocolat fumant, des tartines beurrées, de la confiture et de la brioche se côtoient. J'en salive déjà.

     « C'est un peu décalé par rapport à l'heure, s'excuse-t-elle. Mais j'ai pensé que tu apprécierais quelque chose de chaud et de consistant. Si tu préfères un repas plus traditionnel pour un soir, n'hésite pas à le demander.

     — Non, non, ça ira très bien. »

     C'est le plus gros chocolat que j'ai vu de toute ma vie. J'ai un peu l'impression de retomber en enfance, mais peu importe. J'ai faim, et jamais un « petit déjeuner-goûter-pour le repas du soir » ne m'a paru plus délicieux. Quand je repousse enfin le plateau, j'ai pratiquement tout englouti.

     À genoux sur le tapis, Ludo masse mes orteils avec une pommade qui soulage mes engelures. Il est remarquablement doux et efficace. Pour un peu, j'en gémirais de bien-être. La présence de sa mère m'oblige à garder une certaine réserve. Et compte tenu de notre situation, je trouve ça très bien. J'ai cru halluciner quand il s'est agenouillé devant moi. Gêné, j'ai voulu l'écarter. Résultat, il m'a intimé l'ordre de manger en agrippant fermement un de mes pieds pour le tirer vers lui. J'ai appris à le connaître. Lorsqu'il parle avec cette autorité, inutile de résister.

     J'ai toujours rêvé qu'il me touche de façon aussi prolongée. Néanmoins, j'imaginais que ce souhait se réaliserait dans d'autres conditions. Assise au bout du divan, madame Leroux nous observe sans que j'arrive à déterminer ses pensées. Je suis plus réceptif habituellement. Mais là, je suis totalement vanné. Et j'ai tellement sommeil. Impossible de réprimer un bâillement. Il n'en faut pas davantage pour la faire réagir. Je la vois se lever pour lâcher l'intervention fatidique.

     « Tu vas passer la nuit ici, Raphaël. Mais avant, je préviens tes parents. »

     — Non ! »

     Mon cri du cœur fait mouche. Elle interrompt son geste vers le téléphone, tandis que le regard de Ludo se durcit. J'ajoute d'une traite :

     « Ils m'ont flanqué dehors. »

     Avant tout, c'est à la mère de Ludo que je réponds. Je dois absolument la convaincre de ne pas appeler mes parents. Pas envie d'entendre ma propre mère hurler à l'autre bout du fil pour lui annoncer la nouvelle.

     « Le soir de Noël ? » ne peut-elle s'empêcher de remarquer.

     Face à mon silence, sa bouche s'arrondit sur un « oh ! » de consternation. Et brusquement, Ludo se redresse pour s'installer à mes côtés.

     « Ces cons sont au courant, c'est ça ? lâche-t-il d'un ton furieux.

     — Ludo ! »

     Faisant abstraction de la réplique de sa mère, je hoche lentement la tête. Je n'ose plus le regarder. Et merde ! C'est moi la victime, et je me sens coupable. Pour un peu, je me mettrais à chialer comme un môme.

    « Pas la peine de prendre de gants maman. De toute façon, je sais que tu penses comme moi. »

     Madame Leroux se rapproche de nous et je baisse davantage le nez.

     « Tes parents savent que tu éprouves des sentiments non partagés pour Ludo ? » me demande-t-elle.

     J'ouvre des yeux effarés. Comment sait-elle ? La main de Ludo s'appesantit soudain sur mon épaule. Un peu désemparé, je relève la tête.

     « C'est moi qui le lui ai dit, m'explique-t-il. Ma mère est moi, on est très proches. »

    C'est ce que je vois. Je ne sais pas trop comment réagir. Je devrais me sentir trahi, mais madame Leroux me couve d'un regard si différent de celui de ma mère. Sans colère ni méfiance. Elle paraît à la fois terriblement ennuyée et concernée. Elle l'est au premier chef. Mais je devine qu'elle s'inquiète davantage pour moi. Plus que de l'éventualité que je détourne son fils de ce que mes parents appellent le droit chemin. Quant à Ludo, son expression est troublante. Il me fixe en semblant quêter mon pardon. Comme si je pouvais lui en vouloir.

    Et j'éclate en sanglots. Comme un bébé. C'est la cata.

     « Arrête. Ce n'est rien. On va trouver une solution. »

     Ludo me sert une fois de plus contre lui. Je me laisse aller sans fausse honte. Après tout, il est la seule personne qui puisse apaiser ma détresse. Et elle est immense.

     « De toute façon, il hors de question que je t'abandonne, poursuit-il. Tu resteras ici le temps qu'il faut. »

    Sa main dans ma chevelure achève de me réconforter. Je me sens en sécurité. J'ai obtenu plus que je n'espérais. La voix de madame Leroux me parvient dans un demi-sommeil

     « C'est d'accord, Raphaël. Tu peux rester ici aussi longtemps que tu le désires. Mais tu vas dormir sur le divan. »

      Le divan. Cette contrainte m'arrache un sourire. Finalement, elle se méfie bien un peu tout de même. Mais c'est toujours mieux que rien. Je vais partager le même toit que le garçon que j'aime. Je désirerais les remercier tous les deux, mais emporté par ma lassitude, je ferme les yeux.

Tendres garçonsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant