Le baiser du papillon : Partie 3

37 12 4
                                    


     Installé au centre de l'espace découvert, c'est là que je le vis pour la première fois. Assis sur un tabouret, près d'une source d'eau claire, une motte d'argile grise posée à côté du tour de potier sur lequel ses doigts s'activaient, il modelait une figurine. Une dizaine d'autres modèles séchaient sur une planche entreposée à l'ombre. Émerveillé, j'identifiai des papillons. Grand comme la paume de la main, chacun paraissait prendre un envol différent.

     J'admirais avec quelle agilité le sculpteur glissait un fil de métal pour soutenir les ailes qu'il déployait. L'épaisseur de la terre, dentelée ou ajourée de motifs, était si mince pour reproduire ces petites voilures, que c'était un miracle si elle ne se déchirait pas.

     L'artiste portait un kimono. Qui était-il ? Il avait l'air trop jeune pour être un employé, et je l'imaginais encore plus mal en moine. Je pouvais néanmoins me tromper. Ma culture nippone demeurait parcellaire. J'ignorais tant de choses.

     Ses traits fins et sa chevelure mi-longue, retenue par une barrette derrière la nuque, me firent un instant hésiter sur son sexe. Fouillant dans mes souvenirs et les notions de traditions apprises par madame Fujita, j'identifiai un costume masculin. J'en fus inexplicablement heureux. Ces vêtements le rendaient intemporel, et le paraient admirablement bien.

     Sans doute interpellé par l'insistance de mon observation, il releva le nez pour m'adresser un sourire. Ses grands yeux noirs et sa bouche ourlée comme un pétale de rose acquéraient une beauté singulière dans son visage pâle. Pris en flagrant délit de curiosité, je m'avançai en dissimulant ma gêne pour le saluer.

     — Bonjour.

     — Bonjour, répondit-il d'une voix douce, qui finit de me charmer.

      Je n'allais pas rater une si belle occasion de lier connaissance, et je l'interrogeai sur ce qu'il faisait. Son travail m'intéressait d'ailleurs réellement.

     — Qu'est-ce que tu fais ?

     — Je façonne des papillons, répliqua-t-il avec un regard rieur.

     Je m'aperçus alors que mon entrée en matière manquait singulièrement de subtilité, tant son activité paraissait évidente. Conscient de mon instant de panique, il vola à mon secours avec délicatesse.

     — Ce temple vend ces papillons. Il possède plusieurs fours exprès pour leur achèvement. Nous sommes plusieurs à les réaliser. Nous en sculptons des dizaines par jour.

     Un temple qui vendait des papillons en terre cuite ? Mon air dut être particulièrement interrogateur, car il enchaîna :

     — Ce sont des ex-voto. Destinés à guider l'âme des morts dans l'au-delà.

     Ainsi il mettait son art au service de la création d'objets pour les morts et de leurs familles. Une occupation somme toute originale, bien qu'un peu morbide.

     — Et tu fais ça depuis longtemps ? m'enquis-je encore.

     — Depuis que je sais modeler l'argile. J'aime aider les moines. Ils font eux-mêmes un excellent travail. Grâce à eux, les défunts peuvent se diriger sans crainte.

     Je trouvai sa dernière remarque particulièrement hilarante et je retins un sourire entendu. Il semblait adhérer sérieusement à ce qu'il disait et je ne voulais pas le blesser. Je me demandai néanmoins comment, à notre époque, un garçon de mon âge pouvait manifester tant de déférence envers des religieux et leurs inepties. Sans doute une question de culture. Du haut de mes seize ans, il me paraissait évident que je possédais le savoir universel en la matière, et toutes ces histoires de vie après la mort me peinaient presque pour ceux qui leur accordaient foi.

     Soucieux de conciliation, je me contentai de l'interroger sur sa production.

     — Pourquoi toutes tes statuettes ont-elles des formes distinctes ?

     — Parce qu'aucun défunt n'est semblable à un autre. En conséquence, la voie qu'il doit emprunter pour trouver le repos n'est pas la même. En fonction de son aspect, chaque papillon connaît un itinéraire différent. Il en faut donc de multiples pour guider la bonne personne sur le chemin adéquat.

     En l'écoutant s'enfoncer dans ce que je considérais comme un conte pour enfants, je me félicitai chaudement d'avoir découragé Émilie de me suivre. Nul doute qu'elle l'aurait déjà épinglé d'une réflexion cinglante pour l'informer que ce genre de chose n'existait pas. Pour ma part, ce garçon trop crédule m'attendrissait, et je continuai amicalement à discuter avec lui :

     — Tes réalisations sont magnifiques en tout cas. Et la finesse des ailes que tu réalises est impressionnante.

     Mon admiration réelle lui arracha un nouveau sourire. Il avait un joli sourire, à la fois doux et malicieux.

     — Je n'ai pas beaucoup de mérite, tu sais, répondit-il avec modestie. Il y a si longtemps que j'en sculpte.

     — Tu es vraiment très doué, répliquai-je. Tes papillons sont aussi beaux que ceux qui ornent ces murs.

     En disant cela, je remarquai une étonnante similitude dans son style. Il parvenait à recréer avec une telle perfection la grâce aérienne des modèles scellés dans la pierre, qu'on les aurait crus fabriqués par le même artiste. Or, si j'en jugeais aux marques de la patine du temps, ces créations étaient anciennes. Vraisemblablement centenaires. S'il décidait un jour d'abandonner ses moines, il avait une carrière toute tracée en tant que faussaire.

     Je chassai mes pensées irrévérencieuses quand il me demanda :

     — Tu veux que je te montre ?

     — Avec plaisir, répondis-je en m'avançant, heureux d'une proposition qui allait faciliter notre conversation. Je m'appelle Ghislain.

     A son tour, il se présenta :

     — Et moi, Takuya.

     Ma connaissance de sa langue me permit de saisir aisément la signification de son prénom. Littéralement « celui qui passe ». Une appellation également censée investir d'un message difficile à comprendre celui qui le porte. Globalement, je trouvais que cela lui convenait bien. J'espérais simplement qu'il ferait plus qu'un simple passage dans ma vie.

     Le reste de l'après-midi se déroula très vite. Nous avions bavardé comme de vieux amis tandis qu'il me montrait son savoir-faire, et j'avais un peu de mal à me détacher de lui. Si je ne voulais pas voir rappliquer Émilie, je devais pourtant m'éloigner.

     Alors que je le saluais en le remerciant, il parut remarquer mon hésitation. S'armant de ce sourire qui me faisait fondre à chaque fois, il me proposa :

     — Reviens demain, si tu en as envie.

     Sa suggestion s'accordait à mon vœu le plus cher, et j'acceptai en lui retournant son sourire.

     — D'accord.

Tendres garçonsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant