Gardien de lune - Le disque d'or

Chapitre 35 : Frustration

Un des moyens d'extirper la frustration est sans doute la dérision.
Youssef Chahine

À la fin de la journée, j'étais rentrée dans une sorte de tipi, et n'avais fait que marmonner dans mon coin. Je sais que Modal m'avait vu entrer contrariée, et je suis sûre qu'il savait pourquoi, au fond. Je le sais aujourd'hui, pour la simple raison qu'il était venu me voir dans la soirée. Il était entré, un petit air de compassion accroché à son visage, même s'il n'avait pu retenir un soupir. Il s'était assis en face de moi, en penchant la tête pour m'indiquer qu'il attendait que je daigne parler. Mais têtue que j'étais, comme je détestais l'admettre, je ne voulais pas faire le premier pas.

- Bon, qu'est-ce qu'y va pas ? me demandait-il.

- C'est à propos de ce que tu m'as dit, sur le fait de ne pas se laisser emporter par ses émotions.

- Pourquoi ça te contrarie comme ça ? semblait-il curieux.

- Parce que je ne peux pas, avais-je dit avec faiblesse, je le réalise maintenant.

- Écoute, je sais que ce n'est pas une chose facile à faire, mais tu es ici pour apprendre et...

- Non, tu ne comprends pas. Je ne parle pas de capacité, je parle d'humanité, Modal. Je ne peux pas supprimer la seule chose qui fait encore de moi un humain. Tu as peut-être raison, peut-être que les gens tenterons de s'en servir, mais aujourd'hui, si j'en suis ici, à accomplir l'inimaginable, c'est bien grâce à cette partie d'humain qu'il me reste. Je ne peux pas la supprimer. Les sentiments comme la curiosité m'ont menés à quitter ma ville, à m'aventurer sur les terres du Gardien de lune, à le voler, à laisser ma mère...

- Et que feras-tu des émotions comme la peur ?

- Je les surmonterais.

- Ou bien comme la colère, qui te poussera à faire l'irréparable ?

- Je la laisserais fai...

- Nous y voilà ! La colère serait une de tes faiblesses, contrairement à la peur que tu vaincs avec la curiosité, crois-tu qu'il soit judicieux de laisser ta colère agir ?

- La mienne oui, j'en suis convaincue.

- Et pourquoi donc ? souriait-il amusé.

- Parce que la haine protège des blessures extérieures, elle permet à la conscience de ne pas acquiescer à la souffrance, d'en détourner la présence. Je préfère être en colère, que de souffrir.

- Que... Qu'est-ce qui te permet d'affirmer ça ?

- La fac de Qaqortoq.

- La fac de Qaqortoq ? Explique-toi.

- J'habite en Groenland, et je suis à la fac là-bas. Avant tout ça, je croyais à la magie, au paranormal, et mes camarades en profitaient pour me harceler, me tabasser. J'étais leur souffre-douleur, pour aucune raison valable, aucune. J'aurais pu faire comme tous ces jeunes, j'aurais pu me mutiler, me suicider même, mais je ne l'ai pas fait, et ça, c'est parce que j'avais la haine, parce que je les haïssais.

Modal ne prononçait pas un mot, l'air de ne pas savoir quoi dire. Peut-être avais-je réussi à trouver les bons mots pour qu'il comprenne mon propre ressenti. C'était important dans l'immédiat qu'il comprenne pourquoi j'étais ainsi pour ne pas travailler sur la mauvaise voie, dans les mauvaises conditions, je ne l'aurais pas supporté.

- Je te laisse la colère, mais rien de plus.

- Marché conclu, tranchais-je.

- Bien, dis-moi, puisque tu es si préoccupée par tes émotions
et tes sentiments, est-ce que je peux te poser une question ?

- Dis-moi, je t'écoute.

- Que penses-tu du Gardien de Lune ?

- Pourquoi tu me demandes ça ? avais-je demandé, m'attendant aux même raisonnement que Camille.

- Contente-toi de répondre.

- Eh bien, je pense que c'est un homme qui au fond de lui cherche le bien. Je pense qu'il a besoin d'aide.

- Hmm, d'accord, mais dans votre relation, que penses-tu de lui ?

- Bon, si ta question c'est "est-ce que tu es amoureuse du Gardien de Lune, parce qu'en faite tous les Silenpantriques sont morts parce que l'amour entre les deux a conduit le Gardien de Lune à tuer la personne qu'il aimait, et que c'est arrivé à chaque fois ?" Eh bien, non, je ne suis pas amoureuse du Gardien de lune, répondais-je sarcastiquement.

- Ah tu es au courant, souriait-il en grattant sa fine barbe.

- Oui, comme je te l'ai dit plus tôt, j'ai volé à Morgan, un livre, où il mentionne ce passage de la vie de tous ces Gardiens. Alors ne t'en fais pas, je veille à ne pas succomber à mon hérédité.

- Ah c'est comme ça qu'il s'appelle. Eh bien, peut-être que le savoir t'évitera ce fléau. Est-ce un effort à faire pour le moment d'y échapper ?

- Non, pour le moment je ne trouve pas que ça le soit. Je ne souhaite pas mourir en quelqu'un de commun.

- C'est rude ce que tu dis ! En tout cas pour les Silenpantriques qui sont morts en tentant de faire le bien !

- C'est vrai tu as raison, mais je ne vais pas te mentir parce que c'est rude.

- L'honnêteté est une qualité qui peut se transformer en défaut, m'avertissait-il amusé par sa propre remarque.

- Je me fiche que ça me soit associé à un défaut. C'est un trait, et c'est tout, c'est aussi peu contrôlable que les noirceurs qui habitent Morgan.

- Je le vois comme une qualité pour le moment.