Chapitre 10

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Cela faisait bien une heure que la chasse avait commencé et Lucien comptait les secondes avant la fin. Un sanglier avait été trouvé et les rabatteurs tentaient de lui couper toute retraite, pour qu'il vînt sur le chemin du roi. Celui-ci, excité par le sport, criait ses ordres à sa suite, forçant passant régulièrement du pas au trot, indicible calvaire pour le lieutenant.

Les cavaliers s'étaient espacés cependant, et Lucien craignait moins que sa gêne ne sautât aux yeux des courtisans. Les dangers envers la personne du roi s'étaient aussi faits moins nombreux qu'à la cour et il pouvait relâcher un peu son attention.

Des chiens s'arrêtèrent devant un ensemble d'arbustes et certains membres de l'équipage vinrent battre les fourrées, dans l'espoir que le sanglier se cachât là. Le roi tenait à peine en place.

Lucien profitait de la courte pause lorsqu'il entendit le pas de sabots se rapprocher de lui. Il se retourna et découvrit reconnut aussitôt l'homme qui venait à sa rencontre. En habits de chasse, mais une épée de cour à la ceinture, le chevalier à la peau noir était difficile à manquer.

— Monsieur ! dit l'homme.

Lucien feignit la méconnaissance :

— Oui ?

— Je fais peut-être erreur, Monsieur, mais il m'a semblé que nous nous connaissions.

— Je suis désolé, mais je ne crois point.

Autour d'eux, certains nobles discutaient, tandis que d'autres guettaient les fourrés avec attention.

— Et pourtant, votre voix m'est intimement familière, lieutenant...

— De Tournelle, répondit Lucien qui pouvait difficilement faire preuve d'impolitesse.

— Mais oui, bien sûr ! Vous êtes disciple de Maître Rousseau, si je ne me trompe.

— Vous voilà éminemment bien informé, Monsieur ?

— Joseph Bologne de Saint-George, pour vous servir, répondit son interlocuteur tout en saluant le lieutenant. Mais on m'appelle souvent uniquement pas mon patronyme, Saint-George.

Lucien connaissait ce nom, et pour cause, il s'agissait de l'un des duellistes les plus émérites de la cour, mais qu'il n'avait jamais eu l'occasion de rencontrer par le passé. Cela expliquait pourquoi il s'était aussi bien défendu lors de l'attaque nocturne de l'avant-veille. Lucien aurait dû faire le rapprochement aussitôt, il y avait en effet peu d'hommes libres à la peau marron à Paris, mais il n'avait osé croire qu'il avait croisé le fer avec pareil adversaire.

Ce dernier avait-il reconnu Lucien grâce aux techniques de celui-ci ? S'était-il renseigné de manière intensive depuis l'attaque ? Lucien avait pensé l'affaire terminée avec le cadeau de Maurébant, mais cela ne semblait guère le cas. Pas pour lui, du moins.

— Enchanté, Saint-George, répondit-il. J'ai beaucoup entendu parler de vous, j'aurais dû vous reconnaître immédiatement. Que puis-je faire pour vous ?

— Voyez-vous, lieutenant de Tournelles, je me trouve dans l'embarras. Il y a peu, j'ai dû affronter en duel un homme à la faveur de la nuit, et l'issue de notre assaut est demeuré indécis. Hélas, nous ne nous étions point présentés et je ne saurais comment retrouver cet individu. Il était de votre stature, et portait un sabre semblable au vôtre.

— Il devait appartenir à ma compagnie, alors.

— Oui, bien sûr, c'est ce que je me suis dit. Voyez-vous, j'aimerais beaucoup terminer ce duel.

— Ah oui ? Ce sera compliqué, si vous ne vous êtes point présentés.

— Eh bien pas tant que cela. J'ai blessé cet homme à la cuisse, il pourrait être reconnu de la sorte, mais ce serait bien inconvenant. J'ai bien sûr pensé aller voire le capitaine des Garde-du-corps, mais les duels étant interdits, d'autant plus pour la maison du roi, il risquerait de mettre aux arrêts ce fameux adversaire. Ce serait une perte sans commune mesure. Ainsi je viens vous voir, en désespoir de cause : sauriez-vous me mettre en relation avec ce bretteur, afin que nous réglions cette affaire en toute discrétion et sans risquer de le condamner au cachot, ce qu'il ne mériterait point ?

Le message était on ne pouvait plus clair. Saint-George avait définitivement reconnu Lucien, ou en tout cas il avait de sérieux doutes, et il mettait celui-ci au défi d'un duel. Si Lucien réfutait et refusait, l'homme risquait certainement d'aller se plaindre auprès du capitaine, non pour un duel irrégulier, mais pour l'agression qui avait eu lieu. Le capitaine lui-même avait beau avoir ordonné l'attaque, rien le prouvait et il aurait eu tôt fait de faire accuser son lieutenant, qu'il haïssait au demeurant.

De l'autre côté, accepter un défi aurait confirmé au chevalier que Lucien était bien l'agresseur.

— Vous mettre en relation ? répondit Lucien. Je peux essayer.

— Vraiment ? Mille mercis, je compte sur vous. Sachant la position du roi sur les duels, mieux vaut que tout soit fait dans la plus grande discrétion. Pouvez-vous remettre à mon adversaire ce cartel, pour lui donner rendez-vous à mon adversaire demain aux premières lueurs de l'aube ? Quant au lieu, disons ici-même, devant ces fourrées : la maréchaussée ne nous y trouvera point. Un témoin de part et d'autre me semble entièrement suffisant, à moins que mon adversaire en décide autrement.

— Très bien, Monsieur, dit Lucien en prenant la lettre de défi. Je ferai au mieux pour la transmettre.

— Je vous en suis grée.

Ils furent interrompus lorsque les fanfares résonnèrent. La chasse reprit.

Lucien reprit la chevauchée, et la ceinture se rappela immédiatement à lui. Il doutait de pouvoir affronter le duelliste le plus émérite de la cour en portant cette ceinture de malheur, mais refuser le duel risquait fort de lui attirer les foudres du capitaine et l'humiliation. Il fallait qu'il fît quelque chose.

Iln'avait pas le choix : il devait retrouver la duchesse de Polignac et luifaire entendre raison. Il n'en allait plus d'un simple jeu cruel, mais de savie.    

Les infortunes de Lucien - (extraits du roman édité)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant