Chapitre 2

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Lucien et ses hommes remontèrent l'Avenue de Paris pour rejoindre la place d'armes de Versailles. La chevauchée avait été longue, rendue pénible par leurs blessures, heureusement peu profondes. Ils bifurquèrent ensuite pour rejoindre la Grande Écurie, où près de deux-mille montures de guerre et de chasse logent.

Deux hommes de garde s'approchèrent immédiatement, hallebardes en main. Leurs uniformes rouges, qu'un tricorne et une veste bleu et or complétaient, les annonçaient résolument comme appartenant aux Cent-Suisses, la garde d'élite de sa majesté. L'un d'entre eux demanda aussitôt qui étaient les cavaliers et ce qu'ils désiraient.

Il est vrai que de noir vêtu et blessés, on pouvait difficilement les reconnaître pour l'ordre qu'ils représentaient. Lucien retira son gant et montra la chevalière qu'il portait. Le garde n'eut pas besoin de davantage de précision et s'écarta :

— Je vous en prie.

Lucien et ses hommes déposèrent leurs montures à la Grande Écurie. Il leur donna alors congé pour la nuit, les blessés devant se rendre à l'infirmerie. Quant à lui, il était attendu pour son rapport auprès du capitaine.

Il quitta les écuries après avoir revêtu son uniforme : veste bleue avec sa bandoulière blanche, toutes deux galonnées d'argent, culotte et bas rouges, cuissardes de cavalerie, ainsi qu'une longue perruque blanche, qu'un chapeau bordé d'argent et à la coquarde noire couvrait élégamment. Enfin, un sabre d'apparat à la garde ouvragée et à la lame gravée des mots « Gardes du corps du Roy », assorti d'un pisolet au canon bleui et damasquiné d'or, complétaient l'habit. Il remonta ainsi la place d'armes, presque déserte en cette heure tardive, les visiteurs, boutiquiers et mendiants rentrés dans leurs demeures.

Il se retrouva devant la grille d'honneur, aux pointes d'or. Derrière, le château de Versailles se dessinait, d'une géométrie parfaite, ses multiples fenêtres encore éclairées. L'endroit ne dormait jamais.

— Lieutenant, le salua un des gardes en lui ouvrant.

Lucien lui répondit d'un signe de tête et rejoignit la cour, avant de se diriger vers les bâtiments, déjà assailli par les odeurs et le son de la musique. À cette heure, le roi s'était retiré et l'animation était à son plus bas, ce qui ne signifiait en rien que le palais dormait. Non, les serviteurs s'afféraient toujours dans les ombres, tandis que les logeants, courtisans à qui le roi fournissait gracieusement des appartements au palais, occupaient toujours les salons et y discutaient ou y souffraient du trop-plein d'alcool.

Il parcourut les larges couloirs du Palais, toujours quelque part impressionné par le faste des lieux. Cela faisait deux ans qu'il vivait à la cour, mais les fresques de plusieurs mètres de long, les tableaux aux cadres chargés, les lustres aux mille éclats, le marbre et la soie des étoffes ne le laissaient pas indifférent.

La saleté crasse, les marques d'urine et de déjections, les vases et les fenêtres brisées, tout comme les rideaux déchirés et les odeurs des déchets lui rappelaient cependant qu'il vivait toujours dans le monde des mortels, et non dans l'Eden fantasmé par l'ancêtre du monarque.

Alors qu'il s'apprêtait à rejoindre l'escalier d'Épernon pour passer dans les appartements privés, son regard se posa sur une splendide créature, à quelques mètres à peine, en pleine discussion avec un courtisan, aux joues bouffies par les excès et à la perruque extravagante. Elle croisa son regard et y lut un silencieux appel à l'aide. Il ne se voyait pas intervenir, mais pouvait-il laisser aussi belle femme en difficulté ?

Lucien se rapprocha d'un pas et elle saisit l'opportunité :

— Voulez-vous quelque chose, Messire ? lui demanda-t-elle. Mon mari vous a-t-il mandé ?

Ne sachant le rang qu'occupait son interlocutrice, il répondit malgré tout, au risque de la froisser :

— C'est bien cela, Madame.

— Veuillez lui dire que je le rejoins plus tard. Je suis prise dans une discussion passionnante dont je ne m'échapperais pour rien au monde. Dîtes-lui, Monseigneur.

L'homme s'empourpra, ravi du compliment et ne saisissant visiblement pas l'ironie dont venait de faire preuve celle qu'il ennuyait.

— Oui, tout à fait, dit celui-ci.

— Je suis navré, répondit Lucien, mais je me dois d'insister.

Elle singea la déception, puis s'excusa copieusement auprès de l'homme, avant de se tourner vers Lucien, la mine contrite :

— Eh bien, qu'attendez-vous ? lui demanda-t-elle.

Il se raidit, salua le gentilhomme, puis l'escorta dans les couloirs. Lorsqu'ils se furent quelques peu éloignés, elle s'arrêta et lui dit, à voix basse :

— Merci, vous m'avez sauvée, chevalier...

— Lucien. Lucien de Tournelles.

— Chevalier Lucien...

Prononcé du bout des lèvres, on aurait dit qu'elle caressait son nom.

Leurs regards se croisèrent à nouveau et il sentit ses entrailles se crisper. La femme, qui devait avoir dans les vingt-cinq ans, se prévalait d'un visage doux et fin, de lèvres pulpeuses et de prunelles pleines de malice. Elle portait une robe à panier de soie vert-canard, au décolleté plongeant, que rehaussait un collier aux rares diamants. Elle sembla remarquer que l'attention de Lucien s'était déportée plus bas, et agita un éventail, le forçant à relever le regard.

Pourtant, elle ne semblait ni gênée, ni contrariée. Il fallait dire que Lucien avait été touché par la grâce d'Apollon et de Vénus, aussi bien dans ses traits que dans ses yeux, d'un rare et élégant vert que les dames de la cour ne manquaient pas de complimenter.

— Je ne vais pas vous monopoliser plus longtemps, Chevalier Lucien. J'ai d'ailleurs honte de vous avoir détourné de votre devoir.

— Vous en êtes parfaitement innocente.

— Vous avez raison. Vous devriez avoir honte d'avoir abandonné votre poste aussi aisément. Filez, avant que je ne vous dénonce !

Elle avait dit cela avec un demi-sourire qui rompait avec ses paroles.

Il s'inclina et l'observa une dernière fois, puis, à contrecœur, il s'éloigna, réalisant à cet instant qu'il ne connaissait pas son nom.

Les infortunes de Lucien - (extraits du roman édité)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant