L'aventure ottomane

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           Le bus venu nous récupérer à l'aéroport d'Antalya se gare devant l'accueil du site, tandis qu'à travers les vitres à la teinture légère du véhicule spacieux, climatisé et confortable dans lequel nous nous trouvons, chacun perçoit déjà une quinzaine de personnes disposées en rang d'oignons qui, dehors, nous souhaite la bienvenue tout en scandant quelques « Allez... Allez... Allez Kemer, allez !... » C'est à se demander ce que nous fichons ici tellement l'accueil qui nous est souhaité ressemble à celui que peuvent recevoir les candidats de l'île de la tentation... Et notre groupe de copain n'a franchement rien à voir avec cet univers-là. Néanmoins, cela ne nous empêche pas de nous aventurer en dehors du bus... Le besoin de nous dégourdir les jambes se faisant plus pressent qu'est profond notre dégoût de la téléréalité. Les huit membres de notre troupe sont, qui plus est, enthousiastes et soulagés d'arriver. D'autant qu'à l'extérieur du bus la température est idéale, de même que le sont la majorité des physiques féminins participant à l'agitation du groupe de gentils organisateurs (G.O.) qui nous accueille...

           Tous les vacanciers fraîchement débarqués de leurs moyens de locomotion s'attroupent un instant devant l'accueil du site, le temps d'un rapide décrassement, avec serviettes humides pour l'hygiène et rafraîchissements pour la forme. Semblable à la rentrée des classes, tout le monde est discipliné. Dans le même temps le directeur du village effectue son speech, souhaitant la bienvenue aux nouveaux arrivants que nous sommes. Ce dernier nous fait ainsi part des commodités d'usage alors que des G.O. circulent à travers la foule constituée d'une cinquantaine de personnes afin de confirmer les identités de chacun ; cela dans le but de remettre aux vacanciers un emballage cartonné dans lequel les attendent les clefs de leurs chambres ainsi qu'un bracelet les autorisant à la consommation d'alcool à volonté ; ce qui, considérant la suite des évènements, n'est pas anodin.
           Le speech et la remise des emballages effectués, chaque groupe de vacanciers, dont le nôtre, est pris en charge par un G.O. qui nous accompagnera jusqu'à nos chambres. Escortés de notre propre animateur, c'est l'occasion pour notre équipe de traverser une partie du village.

           Dans tous ces instants marquant mon arrivée dans des lieux qui me sont encore totalement inconnus, je peine à prendre l'entière mesure de mon environnement. J'en ai des vertiges. J'y vois comme à travers une soupe opaque mixée d'ingrédients multiples et multicolores, attisant mon envie de tout clarifier. Aussi, sur la route, seule la relative brièveté des actions que je mène et du chemin que j'emprunte m'est véritablement discernable. En revanche je ne manque pas de lucidité lorsque guidé par Éthan l'animateur judéo-italien ayant pris mon groupe en charge (un grand brun musclé d'1m90 à l'air un peu naïf), nous traversons une soirée déployée en plein air et dont la playlist mainstream diffusée pour l'occasion laisse à désirer. Musique à part, d'allure discrète, je distingue que de nombreuses femmes aux physiques ravageurs s'agitent et se meuvent sur la piste de danse. Un délice pour mes yeux !
           Le lieu de la soirée dépassé, conduits par notre grand dadais, nous nous engouffrons dans un corridor semblable à un tunnel dans lequel des toilettes publiques sont établies à l'intérieur de la paroi droite de celui-ci, en face de la vitrine d'un magasin de vêtements, installé lui, dans la paroi gauche. Sortant du corridor, nous gravissons ensuite plusieurs escaliers de roche au bout desquels éclosent notamment de minuscules blocs d'immeubles blancs à travers la forêt verdoyante de pins dans laquelle ils sont implantés. Disposés le long du chemin, des spots orangés illuminent le relief cabossé des façades blanches de ces petits immeubles méditerranéens tout droit sortis des années 70'. À voir toute cette matière tellurique grisâtre et ces pics autant massifs qu'obscurs - contrastant avec le ciel distinctement sombre aux tons violacés - qui nous entourent, nous dominent et nous surplombent, nous devinons notre position à flanc de montagne.

           _ C'est encore loin ? je demande à notre guide.
           _ Au bout du chemin. Vous allez pas être déçus, vous avez eu droit à de très bonnes chambres, me répond Éthan.
           _ Mec, t'es en vacances, profite. T'es pas aux pièces, intervient Brad.
           _ Je sais, j'demande c'est tout. J'ai encore le droit de demander c'que j'veux, non ?
           _ J'en connais un qui a un grain de sable dans son vagin ! s'amuse Fred.
           _ C'est toi mon putain d'grain d'sable...
           _ Quoi ? T'as dit quoi là ? J'ai pas bien compris Jarod, tu veux bien répéter si t'as des couilles ?
           _ J'ai dit que c'était toi mon grain d'sable !
           _ Ça va alors, si c'est qu'ça. J'pensais que tu niais le fait d'avoir un vagin, là ça m'aurait posé problème.
           _ T'as réponse à tout toi, interrompt Théo, le guitariste.
           _ C'est surtout lui qui a réponse à rien, rétorque Fred.
           _ Ooooohhhh !!! s'exclame Mike, le batteur.
           _ Putain, ça clash sévère là, s'interpose Leïla, la copine chanteuse de Brad.
           _ Grave ! plaisante Candice, une autre chanteuse.
           _ Vous ouvrez tous vos bouches aussi, ça lui donne du blé à moudre, je souris.
           _ Moi j'ai rien dit, termine Christina, la dernière des chanteuses.

           Deux-cents mètres de chemin calcaire et nous voici enfin face à nos quartiers. Nous sommes huit. Nous disposons ainsi de quatre appartements dispatchés dans les deux dernières architectures jumelles et voisines établies en bout de route. La première chambre du premier bâtiment est partagée par Mike, le batteur stéphanois, et Théo, le guitariste qui m'est inconnu. La chambre mitoyenne est attribuée à Christina, la chanteuse suisse, et Candice, chanteuse et amie de sa colocataire provisoire. Deuxième petite bâtisse, chambre commune pour Brad et Leïla, chambre mitoyenne partagée par Frédéric et moi... Rez-de-chaussée pour tout le monde !
           Nos bagages déposés dans nos sympathiques bungalows aux faux airs de chambres troglodytes - disposant chacune de deux lits accompagnés de leurs bureaux, d'une penderie contenant un coffre-fort intégré au mur, et d'une salle de bain spacieuse, le tout, quelque peu stérilisé mais surtout très rafraîchi par la climatisation -, retour du côté de l'accueil. Car non loin s'y tient le restaurant, et la faim se fait sentir.

           De concert, nous voilà donc partis nous alimenter dans l'immense restaurant disposé dans le dos de l'accueil et laissé ouvert spécialement pour recevoir l'arrivage des nouveaux vacanciers. En plus d'être ouvert d'accès, l'établissement est uniquement pourvu de toits et respire d'un espace étendu duquel les murs se font rares. En revanche, les tables, elles, sont légion, et les premiers buffets sur notre route ne manquent pas de nous présenter une abondance de nourriture. Les plats dressés face à nous sont riches, variés, et - est-il nécessaire de le préciser à nouveau ? - gratuits ! En plus d'être sacrément bien cuisinés, il y a là toutes sortes d'aliments : salades de pâtes, de riz, de pommes de terre, de taboulé, salades tout court ; diverses sortes de fromages, mais aussi de viandes ; du thon, des sardines, de la daurade, des sushis, du poulet, du bœuf, de l'agneau ; tous types de pizzas ; des œufs durs, des omelettes ; de nombreux gratins ; multiples assortiments ; de quoi s'arranger n'importe quel type de plat... Je m'étonne d'être témoin d'un étalage de nourriture aussi conséquemment diversifié. D'autant qu'à leur tour les desserts ne manquent pas : des fruits en pagaille, des gâteaux à s'en provoquer une voire plusieurs crises de foie... Tellement d'opulence qu'en énumérer toute la liste en rendrait la lecture même indigeste. Malgré la débauche, c'est une véritable corne d'abondance qui se dresse face à nous.

           Rassasiés de nos repas, nous partons nous assoir à quelques mètres du restaurant, dos à la mer, autour de l'une des multiples tables basses rassemblées en périphérie du bar central, à deux pas des festoyeurs que nous avions croisés en allant déposer nos bagages dans nos chambres. L'animation se déroule dans le même climat de liberté que celui des boîtes de nuit réunionnaises que j'avais fréquentées lycéen... En plus étendu néanmoins, puisque le site ne manque pas d'espace à ciel ouvert.

           Pendant qu'avec mes compagnons de route nous sommes assis dans des fauteuils en osier que nous nous sommes appropriés, je scrute l'environnement et les gens qui m'entourent pour tenter d'identifier l'ambiance qui me cerne. Discret, j'entrevois des hommes et des femmes aux physiques travaillés, des bodybuildeurs, des femmes aux formes trafiquées, de jeunes femmes naturellement très pulpeuses, des gays, des jeunes, des vieux, et différents types de gravures de mode.
           Accusant le contrecoup du voyage, tous les membres de notre troupe de privilégiés sont éreintés :

           _ Vous avez vu les meufs ? C'est un délire ! Y'a qu'des bonnasses ici en fait, c'est ça le concept ? réagi Frédéric.
           _ Ouais, mais crois-moi, elles doivent pas briller par autre chose que leurs apparences, lui répond Mike.
           _ Dixit le batteur mannequin.
           _ Batteur avant tout, batteur avant tout !
           _ C'est pas un peu condescendant comme réflexion, Mike ? je lui demande.
           _ Quelle réflexion ?
           _ « Elles doivent pas briller par autre chose que leurs apparences » ?
           _ Pas vraiment, je sais seulement où j'ai mis les pieds. C'est mon troisième Club je te rappelle.
           _ Donc t'es familier de leur superficialité, remarque Leïla.
           _ Comme ton mec en fait, rigole Mike en posant sa main sur l'épaule de Brad.
           _ Oh là, oh là... C'est d'moi qu'on parle ? se manifeste Brad.
           _ Apparemment venir à Kemer pour la seconde fois fait de nous des gens superficiels, lui résume Mike.
           _ Ah ! Bin p't'être.
           _ En tout cas moi, j'vais pas tarder à aller me coucher, déclare Théo.
           _ Déjà ? s'étonne Candice. Mais on vient à peine d'arriver, on va fêter ça un peu, non ?
           _ J'sais pas, j'ai un gros coup de barre là quand même. Et puis on a déjà pas mal bu dans l'avion... On vient de manger... La digestion... Le trajet... Tout ça...
           _ Moi aussi j'suis crevée ! ajoute Christina. Et puis l'avion ça m'a tuée.
           _ Pourtant t'as pas badé autant que moi, t'avais l'air de gérer toi, surenchéri Leïla.
           _ Tu rigoles, j'en pouvais plus, j'ai quasiment pas parlé du trajet.
           _ Maintenant que tu le dis... Alors que moi j'ai bu pour tenter de faire passer mon angoisse... Sans trop de succès finalement.
           _ C'est marrant ça d'avoir peur en avion... je réagis.
           _ Oui, 'fin, c'est hyper rationnel comme peur, me répond Leïla.
           _ C'est vrai mais... J'sais pas... J'ai jamais flippé perso... je lui confie.
           _ T'es p't'être plus inconscient ? me demande Théo.
           _ Possible, oui.
           _ Moi aussi je suis mort en fait, énonce Mike après avoir longuement baillé.
           _ Alors quoi ? On va tous se coucher ? nous interroge Candice.

           C'était sans compter sur mon enthousiasme... Intérieurement, je bouillonne, ce qui me décide à boire sans retenue afin de me fondre plus aisément dans l'ambiance pour profiter à fond de l'expérience « tous frais payés ». Dans ma fougue, en qualité de boute-en-train opportuniste, j'emporte avec moi mes copains musiciens, d'abord au bord de la plage, puis aux abords du bar. Et bientôt dansons-nous tous comme des barjos, nous enivrant d'alcool jusqu'à ne plus en pouvoir.

           Ce soir-là déjà, je me saoule la tronche comme un taré. Et, bien que j'estime avoir réussi à motiver mes potes zicos à fêter notre arrivée, je pars m'isoler en fin de soirée pour tenter de décuver mon trop plein d'alcool dans le calme.
           Toujours aux prises avec ma conscience, je flaire la folie m'envahir. Des réminiscences similaires à des persistances rétiniennes me font réaliser mon inconfort malgré le décor paraissant idyllique. Ici ou ailleurs, ça ne va pas si bien que ça. Je reste toujours moi. Mon expérience, mes doutes, mes peurs, mes déceptions, mes pensées, mes réflexions, ma rage, tout est toujours là, présent, inextricable, dominant... Je me hais je crois bien... Je me hais !
           Partant me coucher, après avoir calmé mes démons le temps de la nuit, mes semblables sont endormis depuis quelques temps déjà. Pour preuve, Frédéric, avec qui, tourmenté, je partage la chambre, qui ne m'entend même pas rentrer tellement ce dernier dort paisiblement.

L'HOMME ADOLESCENTOù les histoires vivent. Découvrez maintenant